À côté de l’Opéra Bastille, réservé aux grandes productions lyriques, le Palais Garnier demeure, à Paris, le haut lieu de la danse. On peut même dire: le temple de la danse. Un temple à l’architecture controversée mais envoûtante.
L’art contemporain suscite très souvent querelles et débats. Mais il n’est pas le seul. Certaines œuvres du passé demeurent aujourd’hui des signes de contradiction. L’Opéra de Paris n’est pas la moindre – non l’Opéra Bastille, tout récent, mais bien l’Opéra Garnier, dont l’inauguration remonte à 1875. La très sérieuse et très contemporaine Encyclopædia Universalis consacre une notice parfaitement dédaigneuse à son architecte, Charles Garnier (1825-1898): ses œuvres seraient des «symptômes d’un autre âge»; l’Opéra dont il conçut les plans se distinguerait par son«faste toc». Mais un autre jugement, non moins sérieux et non moins contemporain, désigne ce même bâtiment comme «le plus parfait et le plus fascinant théâtre d’opéra jamais construit».À la bonne heure! Il est réjouissant qu’une œuvre ancienne suscite aujourd’hui des opinions aussi contradictoires. C’est la preuve de sa vitalité. Mais il faut bien avouer que durant ces dernières décennies, le parti de ses détracteurs a largement surpassé, en nombre et en puissance, celui de ses admirateurs.
C’est que le Palais Garnier semble avoir tout pour déplaire à la modernité. Son architecte, comme l’écrasante majorité des peintres, sculpteurs, mosaïstes et décorateurs qui contribuèrent à sa réalisation, étaient des «Prix de Rome», donc des produits de l’académisme le plus pur, ceux-là mêmes que les défenseurs de l’impressionnisme et de Cézanne, à commencer par Émile Zola, vouèrent aux gémonies; ceuxlà mêmes que la postérité s’est hâtée d’oublier: qui, à part les inconditionnels de l’Opéra, connaît encore Albert-Ernest Carrier-Belleuse, Théodore-Charles Gruyère, Isidore Pils, Georges Clairin, Gustave Boulanger, Eugène Lenepveu? Ne sont-ils pas tous retournés à la poussière, fût-elle dorée?Et ce n’est pas tout: le style de l’Opéra Garnier apparaît irrémédiablement éclectique, empruntant à la fois au classique et au baroque, tout en préfigurant l’Art nouveau – bref, le fameux «style Napoléon III». Comment la modernité, fille du Bauhaus et du fonctionnalisme, pourraitelle tolérer une telle mixture? Bref, tout condamne l’Opéra: à l’extérieur, une architecture composite et décorative; à l’intérieur, des œuvres picturales discréditées, qui ne doivent leur survie qu’à l’impossibilité où l’on se trouve de les décrocher: ce sont des fresques. Une seule solution, recouvrir ces clinquantes inepties par des œuvres modernes, ce que Malraux commença de faire en 1964, en dissimulant le plafond de la salle (travail baroque-symboliste-allégorique d’Eugène Lenepveu), sous une composition de Chagall. Resterait à recouvrir tout le reste, à commencer par les gigantesques fresques du foyer, œuvre de l’incertain Paul Baudry, qui se prenait pour Michel Ange!Mais à ce discours persifleur, les défenseurs du Palais vilipendé répondent point par point. L’architecture, d’abord: il est vrai que Garnier a fondu plusieurs styles. Mais tout ce qui est composé n’est pas composite. Conjuguer le baroque au classicisme, c’était en l’occurrence associer la raison et la passion, l’intelligence et la sensibilité; c’était exalter ensemble la forme et le mouvement; c’était unir Apollon et Dionysos. Et malgré son exubérance, l’Opéra Garnier n’est nullement une œuvre décorative, qui insulterait aux sains principes du fonctionnalisme. Chacune de ses parties est au contraire nettement caractérisée, et sa forme illustre clairement sa fonction. L’Opéra n’est pas un amorphe gâteau, c’est une machine exacte, sans rouages inutiles; une parfaite machine à beauté. S’il est vrai que la fonction d’une maison d’opéra est d’abriter le rêve et de suggérer, dans sa matérialité même, un au-delà de l’existence matérielle, le Palais Garnier est fonctionnel.
Quant aux peintres qui l’ont orné, leur immense mérite est d’avoir travaillé non pour leur seule gloire, mais au service du grand œuvre, sans jamais en oublier les exigences ni l’élan. Sous le signe du même académisme, ils se ressemblent tous? Peut- être, mais l’académie, c’est aussi la garantie d’un magnifique métier. Baudry, Pils ou Clairin ne furent pas les plus grands artistes de leur temps, c’est entendu. Mais peut-être en furent-ils les meilleurs artisans. Le Beau qu’ils chantaient nous paraît suranné? Mais ils s’accordaient sur lui, et leur accord demeure un délice pour nos yeux. À cet égard, le plafond de MalrauxChagall est une aberration manifeste; il sera sans doute retiré tôt ou tard, afin que l’Opéra retrouve sa pleine et entière unité.Regardons encore, et regardons mieux: l’œuvre de Garnier est beaucoup plus qu’une masse architecturale badigeonnée de peintures, incrustée de dorures. Elle est indissociablement forme et couleurs. Comment cela? Mais simplement parce qu’à l’extérieur comme à l’intérieur, elle assemble et compose des dizaines de marbres de teintes différentes, aussi nuancéesque profondes (Garnier fut alors appelé, à juste titre, le Véronèse de l’architecture…). Symboliquement et concrètement, l’Opéra ménage, de la structure au décor, de la profondeur à la surface, une transition douce, une continuité parfaite. À propos de structure: la pierre elle-même dissimule dans ses profondeurs une matière qui dans d’autres œuvres de l’époque, comme la Tour Eiffel, avait plutôt tendance à s’exhiber: le fer. La salle et legrand foyer reposent sur ce sombre métal, comme le paradis de Dante sur le socle des enfers.Voilà ce que Garnier voulut, et ce qu’il réussit: une transmutation. De la matière vile à la matière noble, signe et présence de l’esprit; du banal au sublime; du principe de réalité au principe de joie. Entrons dans le bâtiment, abordons le grand escalier, beau comme une soie dans le vent. Levons les regards: on aperçoit alors, dominant les marches, des festons de marbre qui sont autant de balcons; de véritables loges d’où les spectateurs peuvent observer… observer qui? Si des loges se trouvent là, c’est que la scène est aussi là; c’est que le spectacle a déjà commencé. Avant même de pénétrer dans la salle, nous avons accédé au monde de l’art. Le marbre le plus dur a permis la transition la plus fluide, la plus aérienne, du profane au sacré.Wagner, à la même époque, rêvait d’un opéra qui fût une «œuvre d’art totale», unissant poésie et musique dans un espace qui les glorifie. Et Nietzsche saluait en Wagner l’homme qui recrée les mystères de la tragédie antique «dans l’esprit de la musique». Eh bien, Charles Garnier fut le Wagner de l’architecture. Son œuvre réalise une splendide fusion des styles et des arts, au service du style et de l’art. Mieux: elle abolit, dans un calme vertige, la douloureuse différence entre l’art et la vie. Au-dessous des balcons de marbre flottant, l’escalier devient scène, le spectateur spectacle; nous sommes ce que nous allons voir, nous devenons ce que nous aimons. La musique et la tragédie ne sont plus l’autre monde, elles sont notre monde.