LUCIAN FREUD D’APRÈS CÉZANNE

Lucian Freud est devenu célèbre pour sa peinture réaliste, aux riches et grumeleuses pâtes qui affirment la toute-présence de la chair, toujours observée dans le huis clos de son atelier. C’est ainsi qu’entre distance et intimité, le dessinateur, graveur et peintre anglais longtemps resté en marge des courants à la mode et qui fête cette année son quatrevingt-huitième anniversaire, fixe son attention sur notre condition humaine d’animaux nus – à la faveur d’œuvres d’art. Franz Liszt (1811-1886) n’a cessé de se pencher sur la musique d’autres compositeurs et de la recréer pourle piano. Tout le stimule à la (re) découverte – de Beethoven (Fantaisie sur les «Ruines d’Athènes», 1852) à Wagner (Liebestod de Tristan et Isolde, 1867), en passant par les Réminiscences des «Puritains» (1836, 1837) et de la Norma (1841) de Bellini, les Réminiscences de «Don Juan» (1841) de Mozart, l’Évocation à la Chapelle Sixtine (Allegri et Mozart, 1862), la Paraphrase de concert (1859) du Rigoletto de Verdi. Bref, Liszt arrange, retranscrit, projette sur l’écran intérieur de son rêve esthétique.Les peintres ne pratiquent pas moins ces chemins de la dérivation et chacun d’entre eux cultive ses références privilégiées. Car tout art est d’abord l’art d’avant. Quand en 1987, pour l’exposition The artist’s Eye, Lucian Freud (1922) réunit à la National Gallery de Londres vingt-cinq maîtres anciens autour de deux de ses propres peintures, il déclare : « Le point commun de ces tableaux, c’est qu’ils me poussent tous à me remettre au travail». Comme Alberto Giacometti, qui fut «important»...

Lucian Freud est devenu célèbre pour sa peinture réaliste, aux riches et grumeleuses pâtes qui affirment la toute-présence de la chair, toujours observée dans le huis clos de son atelier. C’est ainsi qu’entre distance et intimité, le dessinateur, graveur et peintre anglais longtemps resté en marge des courants à la mode et qui fête cette année son quatrevingt-huitième anniversaire, fixe son attention sur notre condition humaine d’animaux nus – à la faveur d’œuvres d’art.

Franz Liszt (1811-1886) n’a cessé de se pencher sur la musique d’autres compositeurs et de la recréer pourle piano. Tout le stimule à la (re) découverte – de Beethoven (Fantaisie sur les «Ruines d’Athènes», 1852) à Wagner (Liebestod de Tristan et Isolde, 1867), en passant par les Réminiscences des «Puritains» (1836, 1837) et de la Norma (1841) de Bellini, les Réminiscences de «Don Juan» (1841) de Mozart, l’Évocation à la Chapelle Sixtine (Allegri et Mozart, 1862), la Paraphrase de concert (1859) du Rigoletto de Verdi. Bref, Liszt arrange, retranscrit, projette sur l’écran intérieur de son rêve esthétique.Les peintres ne pratiquent pas moins ces chemins de la dérivation et chacun d’entre eux cultive ses références privilégiées. Car tout art est d’abord l’art d’avant. Quand en 1987, pour l’exposition The artist’s Eye, Lucian Freud (1922) réunit à la National Gallery de Londres vingt-cinq maîtres anciens autour de deux de ses propres peintures, il déclare : « Le point commun de ces tableaux, c’est qu’ils me poussent tous à me remettre au travail».

Comme Alberto Giacometti, qui fut «important» pour lui, le peintre anglais s’est concentré sans désemparer sur l’exploration, dans son atelier, de modèles familiers, restitués en des images fortes et prégnantes: «Mon travail est purement autobiographique».Or, dès les années 1980, Lucian Freud inscrit aussi cette recherche, centrée sur les personnes et l’espace à quoi il est attaché, dans le dialogue avec l’histoire de l’art. Ainsi, Chardin (1699-1779), Cézanne (1839-1906), Constable (1776-1837), Watteau (1684-1721) ont-ils tour à tour inspiré à l’artiste londonien relectures et transpositions.De mars 1999 à décembre 2000, Lucian Freud réalise une grande «peinture de jour» (il faut savoir que la disponibilité des modèles et l’humeur du peintre se traduisent souvent et volontiers en night pictures), qu’il appellera After Cézanne.On y voit, assis sur un lit de fortune posé à même le sol de l’atelier, un couple auquel une femme apporte deux tasses de thé sur un plateau rond. Les trois protagonistes sont nus. Une femme au dos lourdement large et à la coiffure blonde – Julie, la petite amie du frère de Sue Tilley, ou Big Sue, le modèle qui installe dès 1993 dans la production freudienne une chair aux débordements monumentaux – pose sa main sur l’épaule d’un homme très svelte, aux longs cheveux noirs, abîmé dans une posture mélancolique – Freddy, le fils de l’artiste – et qui s’est apparemment détourné. S’avançant de profil, la pulpeuse et brune Sarah, une amie de Julie, joue les utilités.Trois autres «personnages» – des objets en déshérence – peuplent la scène: une chaise capitonnée, renversée au pied de la couche; un escabeau taché de peinture (les marches de quel palais ?); un meuble de rangement, à tiroirs presque tous disparus.

La forme du cadre étonne (on en trouvera sans doute d’aussi peu attendues chez Magritte ou Max Ernst). Lucian Freud a ajouté au format d’origine en largeur un petit segment rectangulaire, en haut à gauche, afin de faire «entrer» dans la toile le buste de la «servante». Un tel appendice consacre l’idée que ce tableau «irrégulier» est – comme toute peinture ? – une découpe dans le réel.Le réalisme implacable que semble alléguer la composition (très étudiée, esquissée d’abord au fusain sur la toile, avant d’être exécutée, le peintre travaillant avec chaque modèle séparément) n’est pas ébranlé par la hauteur «objectivante» de la vision, voire la pluralité des focales et points de vues, ni par l’inconfort des diverses positions adoptées par les figurants, ni même par l’acidité de la lumière. After Cézanne bénéficie autant des habitudes de représentation vulgarisées par le cubisme que d’une manière de surréalité de l’observation.Cézanne, justement, le père de la modernité, a en quelque sorte induit cette «peinture d’histoire» née dans l’atelier de Lucian Freud. Entre 1867 et 1879, le maître d’Aix a en effet varié une bonne vingtaine de fois (dessins, gouache, huiles) une fantaisie «érotique» qui, comme dans la mouvance d’Une moderne Olympia (1873-1874), associe deux «partenaires», nus et/ou habillés, avant, après ou en marge de l’acte charnel, à une bonne porteuse de grog au vin, punch au rhum ou autres rafraîchissements.

Intitulées L’après-midi à Naples (façon élégante de situer ailleurs le berceau de la maladie française et les maisons de passe), deux petites toiles – l’une à l’Australian National Gallery de Canberra, celle avec servante noire, l’autre dans la collection personnelle de Lucian Freud, celle avec servante blanche – offrent sujet, distribution des rôles et mise en place de départ à After Cézanne.De plus, Lucian Freud a certainement dû intérioriser, comme le souligne la position de sa «serveuse» de thé, la silhouette caractéristique de la femme nue penchée à l’oblique, un pas en avant, que Cézanne multiplie dans ses Luttes d’amour (vers 1880) et, surtout, dans ses groupes naturistes sous les grands arbres, dès 1875 et jusque dans ses Grandes Baigneuses de 1906.Dans le tableautin appartenant à l’artiste anglais, d’où provient, quasi telle quelle, la chaise (métaphoriquement ?) renversée, la bonne est vêtue, le couple sur le drap froissé n’est que féminin. Dans la version australienne, la bonne noire, quasiment nue, va servir une femme et un homme. Forcément, les interprétations seront assez bavardes (aliénation, ambivalence, dépendance, quête, refoulement, solitude…).After Cézanne articule sans doute l’une des lointaines modalités de la «scène primitive», avec une part d’interrogation sur le rapport entre homme et femme – et l’intrusion soufferte ou souhaitée d’une tierce figure. Mais allons-nous ici donner dans la psychanalyse de maison de thé, alors que le peintre anglais a précisément horreur d’être associé à son grand-père viennois, Sigmund Freud (1856-1939) ?

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