La dernière grande exposition Manet en France a eu lieu au Grand Palais en 1983. Elle avait été organisée par Françoise Cachin, la grande dame des musées français récemment disparue, en collaboration avec Charles S. Moffett. Depuis cette date, notre connaissance de la peinture française des années 1840 à 1880 a progressé, elle est devenue plus nuancée, plus différenciée. Et les recherches consacrées à Manet font de cet inventeur de la peinture moderne bien autre chose que le précurseur des impressionnistes ou de la peinture pure. L’occasion pour Stéphane Guégan de nous proposer au Musée d’Orsay une approche renouvelée de cet artiste à travers neuf étapes à la fois chronologiques et thématiques.
Tout commence dans l’atelier de ThomasCouture, que le jeune Manet a fréquentépendant sept longues années, de 1849à 1856. Le peintre des Romains de la décadence, ami de Michelet, était alors au faîte de sa gloire. Certains le saluaient comme l’héritier de Véronèse et de Rubens, ou comme le successeur de Ribera et de Géricault. Il a transmis à Manet un métier solide, un art de la composition notamment, qui fera défaut à plus d’un de ses descendants. Maître très ouvert, il n’empêchera pas son élève de s’intéresser ni à Velázquez ni à Delacroix. Célébré par Baudelaire comme le peintre romantique – et donc moderne – par excellence, ce dernier reste néanmoins un peintre d’histoire, empruntant ses sujets à la Bible, à la mythologie gréco-latine ou à la littérature (Dante, Shakespeare). Aucun de ses tableaux ne met en scène la vie contemporaine. Aucun n’est consacré à Paris, capitale en devenir du monde moderne. Ce défaut, Baudelaire le connaît bien, qui dès ses premiers Salons, de 1845 et de 1846, voulait que le peintre contemporain représentât les hommes de son siècle «dans [leurs] habits noirs et dans [leurs] bottes vernies » et qu’elle essayât «d’arracher à la vie moderne son côté épique». Comme Balzac avait su le faire dans le domaine du roman.Manet et Baudelaire se sont rencontrés vers 1860, à l’époque où le poète travaillait à son essai sur Constantin Guys. N’ayant pas trouvé de véritable peintre de la modernité, Baudelaire s’était rabattu, pour illustrer sa théorie, sur ce dessinateur de second ordre, illustrateur de la vie élégante de Paris, de Naples ou de Madrid, couvrant, par ses croquis, la guerre de Crimée. Sans se faire d’illusion sur la qualité artistique de ses œuvres. Manet a-t-il eu connaissance de ce texte qui ne fut publié qu’en 1863 ? Il en connaissait sûrement la teneur, car nul tableau n’illustre mieux le propos de Baudelaire que La Musique aux Tuileries où le poète est d’ailleurs représenté de profil, en chapeau haut de forme. Baudelaire a-t-il vu ce tableau exposé en 1863 à la galerie Martinet ? Il n’en parle pas. Malgré leur amitié, malgré la concordance de leurs conceptions d’une certaine modernité, leur rencontre fut une rencontre manquée. Baudelaire n’a pas reconnu dans les portraits de Victorine Meurent la sœur des filles de rue qu’évoquent ses poèmes.Pour Baudelaire, la grande peinture se termine avec Delacroix. Il ne voit pas que Manet, non seulement s’ouvre à la vie contemporaine, mais reprend la tradition de la peinture religieuse, tout en bousculant les usages, ainsi dans Les Anges au tombeau du Christ ou dans le Christ insulté (au point d’ailleurs que ce dernier tableau est d’abord refusé au Salon de 1865 tout autant que l’Olympia). Un aspect de la peinture de Manet que le XXe siècle a eu le tort d’oublier et qui est ici justement remis en valeur.Après ses échecs au Salon de 1865, Manet prend la route de l’Espagne. Il veut voir les Velázquez et les Goya du Prado. Leur leçon se ressent aussitôt dans l’âpreté dramatique du Fifre (rejeté au Salon de 1866) ou de L’Homme mort. Elle est encore perceptible dans Le Balcon, exposé au Salon de 1869, qui inaugure la série de portraits de Berthe Morisot, futur membre actif du groupe impressionniste, qui a ressenti dans ces tableaux «l’impression d’un fruit sauvage ou même un peu vert».Au moment de l’exposition universelle de 1867, Manet renouvelle le geste de Courbet en 1855: il fait construire un pavillon près du pont de l’Alma, où il regroupe une cinquantaine de ses toiles et de ses estampes. Zola, qui avait déjà pris la défense de l’Olympia, consacre une brochure vengeresse à Manet. L’année suivante, le peintre expose, cette fois-ci au Salon, le Portrait d’Émile Zola.Malgré sa proximité avec Berthe Morisot, Manet en 1874, se tient à l’écart de la première exposition des impressionnistes, alors que certains prenaient le peintre du Déjeuner sur l’herbe pour le champion du pleinairisme. D’autres, comme Degas, parlent même de désertion.
C’est que les intérêts de Manet sont ailleurs. Ce n’est pas la nature qui retient son attention, mais le paysage urbain, plus exactement certaines scènes de la vie urbaine. Ce seront, Le Bon Bock, Le Chemin de fer, Le Bal masqué à l’Opéra. Et bientôt Nana refusée au Salon, mais exposée dans la vitrine du marchand Giroux, boulevard des Capucines. Le succès est immédiat et Huysmans consacre un grand article au peintre.Sans se laisser décourager par les rebuffades qu’il ne cesse d’essuyer, Manet continue à présenter ses tableaux au Salon. Ce qui ne l’empêche pas d’exposer de façon plus libre à la galerie de La Vie moderne. Une façon de concilier tradition et modernité. Comme dans ses nombreuses natures mortes – un cinquième de l’œuvre entier – quifurent souvent composées pour des raisons matérielles, les grands tableaux de figures ne se vendant guère. Manet, ici encore, rend hommage aux maîtres anciens, tout en renouvelant les cadrages et en simplifiant le sujet jusqu’au dépouillement extrême d’une unique asperge.Néanmoins, jusqu’au bout, Manet n’oublie pas que la grande peinture reste la peinture d’histoire. Il l’a prouvé avec l’Exécution de Maximilien, sujet éminemment politique et qui fut censuré par Napoléon III. Il s’en souvient encore dans son dernier projet, resté inachevé, qui devait être consacré à l’évasion de Rochefort dans un canot en pleine mer. Une façon de signaler que ses convictions politiques, même s’il ne les met pas toujours en avant, n’ont pas varié.