De tout temps, collectionneurs et mécènes ont joué un rôle déterminant dans l’histoire de l’art. Non seulement au niveau de la création, mais encore par rapport à la perception des œuvres qui est la nôtre. Leurs choix ont souvent été décisifs. Mais rares sont finalement les collections qui nous sont parvenues telles quelles; la plupart ont été partiellement ou entièrement dispersées, comme celles des Stein. Elles n’en alimentent que plus sûrement nos rêves, voire nos fantasmes. De même que ceux de Woody Allen qui, dans sa rêverie nostalgique, «Midnight in Paris», nous entraîne jusque dans l’atelier mythique de Gertrude Stein, 27, rue de Fleurus, dans le Vie arrondissement de Paris.
C’est en effet à cette adresse que s’est installée Gertrude Stein avec son frère Léo dès 1903; elle devait la garder jusqu’à sa mort, en 1946. C’est là qu’on pouvait rencontrer toute l’avant-garde de la Belle Epoque – Matisse, Picasso, Braque, Apollinaire, Max Jacob, André Salmon –, puis celle des Années folles – Joyce, Man Ray, Picabia, Cocteau, Hemingway, Fitzgerald. On pouvait la retrouver à quelques pas de là, au 58 de la rue 42 Madame, chez l’aîné des enfants Stein, Michaël, le banquier de la famille, et sa femme Sarah, qui s’étaient établis à Paris la même année, pour y rester jusqu’au lendemain de la Première Guerre.
Les Stein faisaient partie – comme les Stieglitz, par exemple – de ces grandes familles juives qui avaient quitté l’Allemagne au milieu du XIXe siècle, mais qui tenaient à donner à leurs enfants une éducation européenne. Installé sur la côte ouest, le père Stein avait gagné beaucoup d’argent, tout comme ses ancêtres, qui s’étaient enrichis pendant la Guerre de Sécession; mais lui s’était lancé dans des entreprises de transport en commun, à San Francisco. Or, aucun de ses fils ne s’intéressait à sa compagnie de tramways; ils préféraient vivre de leurs rentes en Europe.
Le premier séjour à Paris de Léo et de Gertrude fut consacré à la visite de l’Exposition universelle, en 1900. Les impressionnistes triomphaient, malgré l’opposition de quelques peintres académiques, comme Gérôme, voulant empêcher le Président Loubet d’entrer dans leur salle («Arrêtez, Monsieur le Président, c’est le déshonneur de la France !»). De retour aux États-Unis, Gertrude, désirant échapper à l’étroitesse du milieu familial, fit des études de médecine à Baltimore. Quant à Léo, désireux d’étudier l’histoire de l’art et de devenir artiste lui-même, il se fixa à Florence. C’est là qu’un de ses amis, Charles Loeser, lui fit connaître la peinture de Cézanne. Un premier choc.
De retour à Paris, il fit, grâce au critique d’art Bernard Berenson, la connaissance d’Ambroise Vollard, le marchand de Gauguin, de Cézanne, de Picasso. C’est chez Vollard que lui et sa sœur ont fait leurs premiers achats, en 1904: Daumier, Manet, Degas, Renoir, Gauguin. Et, surtout, toute une série de tableaux de Cézanne, des natures mortes, des paysages, plusieurs études de baigneuses, ainsi que le Portrait de Mme Cézanne à l’éventail (qui se trouve actuellement dans la collection Bührle à Zurich). C’est en dialoguant avec ce tableau que Gertrude Stein a composé Three Lives, trois portraits de femmes, dont l’écriture procède par couches superposées, à la manière d’un tableau.
À l’occasion du Salon d’Automne de 1905 les Stein font la connaissance de Matisse. C’est dans la salle 7, la fameuse «cage aux fauves», qu’ils découvrent, au milieu des tableaux de Derain, Vlaminck, Van Dongen, le portrait de Mme Matisse, Femme au chapeau, qui scandalisa tant le public et la critique. Léo et Gertrude en font immédiatement l’acquisition, prouvant ainsi leur audace et leur volonté de placer leur collection sous le signe de l’avant-garde.
Mais Michaël et Sarah ne seront pas en reste: ils réuniront au cours des années suivantes parmi les plus importantes œuvres de Matisse qui soient. Seuls deux collectionneurs russes – Chtchoukine et Morosov – leur feront concurrence, au point de racheter certains tableaux aux Stein, notamment au moment de la séparation de Gertrude et de Léo, en 1912. À partir de 1908, Sarah fréquente d’ailleurs assidûment l’atelier de Matisse, dont elle devient une amie et aussi le principal mécène.
En automne 1905 toujours, Léo fait une autre découverte capitale: il voit les premières œuvres de Picasso, non pas chez Vollard, qui s’était désintéressé du jeune Catalan après une première exposition en 1901 pour n’y revenir qu’après la «période bleue», mais chez Clovis Sagot, un ancien clown reconverti dans l’art. Il fut surtout séduit par les qualités de dessinateur de Picasso et s’enthousiasma pour la grande aquarelle, Famille d’acrobates avec un singe, datant du printemps de la même année. Il en fit aussitôt l’acquisition et demanda à connaître l’artiste. C’est Henri-Pierre Roché – le futur auteur de Jules et Jim – qui semble l’avoir conduit au Bateau-Lavoir, où il a également entraîné sa sœur.
Débute alors une des amitiés artistiques les plus extraordinaires du XXe siècle, entre ce jeune Catalan de vingt-cinq ans, vivant assez misérablement au milieu de la colonie espagnole de Montmartre, et cette Américaine excentrique, de quelques années son aînée, qui parlait aussi mal le français que lui. Ce qui ne les empêche pas de se lancer dans des discussions interminables, comme nous l’apprennent tous les témoins. L’entente fut immédiate entre le peintre, qui se cherchait et cherchait à se faire une place, et l’écrivain, qui vivait difficilement son homosexualité.
Dès la fin de 1905, Picasso entreprend de faire le portrait de sa nouvelle amie. Non pas en quelque quatre-vingt-dix séances, Fernande lisant à haute voix les Fables de La Fontaine – comme le prétend le modèle, désireux sans doute d’établir une sorte de parallèle avec le Portrait d’Ambroise Vollard par Cézanne, qui avait, lui aussi, exigé un nombre incalculable de poses, ou avec le Portrait de Monsieur Bertin d’Ingres, dont le peintre lui fait prendre l’attitude. Mais Picasso n’arrive pas à terminer le visage de Getrude: «Je ne vous vois plus quand je vous regarde» aurait-il dit, en laissant là le tableau au printemps de 1906. Ce n’est qu’au retour de Gosol, où il passe les mois d’été et découvre la sculpture ibérique archaïque, qu’il peint, de mémoire, le masque qui caractérise aujourd’hui le tableau et qui ressemble si étrangement à son autoportrait.
Gertrude Stein a joué un rôle capital dans la vie et dans la création de Picasso. Non seulement elle l’a sorti du milieu espagnol de Montmartre pour lui faire connaître d’autres peintres – en premier lieu Matisse –, mais elle l’a aussi soutenu à travers toutes ses ruptures, de la «période bleue», dont témoignent Deux femmes au bar, à la «période rose» des saltimbanques, aux Demoiselles d’Avignon, qui pourtant déconcertaient jusqu’à son frère Léo.
Ce dernier – s’il appréciait encore les paysages rapportés par Picasso de Horta de Ebro – ne le suivait plus dans ses expérimentations cubistes, particulièrement appréciées par Gertrude, soutenue désormais par Alice B. Toklas, qui depuis 1907 partageait sa vie. Aussi, au moment de la rupture gardait-il les Matisse et laissait-il les Picasso à sa sœur.
La Première Guerre marque une rupture. Les artistes qu’ont soutenus les Stein sont devenus célèbres, donc inaccessibles. Proche de Kahnweiler, Gertrude continue néanmoins à acheter des tableaux de Braque, de Juan Gris, de Masson, de Picabia. Partageant son temps entre sa maison de l’Ain, à Bilignin, et Paris, elle se consacre davantage à l’écriture, recomposant notamment ses souvenirs dans L’Autobiographie d’Alice Toklas, texte publié en anglais en 1933 et traduit l’année suivante par Bernard Faÿ. Ce livre n’a pas peu contribué au mythe, illustré également par les nombreux portraits, exécutés parfois complaisamment par Vallotton, Picabia, Marcoussis, Man Ray, Cecil Beaton et beaucoup d’autres.
Dès les années trente, les liens avec Picasso s’étaient distendus. Olga n’avait pas apprécié, semble-t-il, la suite du premier livre de souvenirs, Everybody’s Autobiography. Quant à Picasso lui-même, il ne pouvait que s’étonner de la confiance que Gertrude, née juive, témoignait à Pétain au début de la Deuxième Guerre. Elle traversa l’occupation, protégée par Bernard Faÿ, mais faillit perdre tous ses tableaux. Juste avant de mourir, le 27 juillet 1946, elle légua son portrait au Metropolitan Museum de New York. C’est là que fut organisée, il y a plus de quarante ans, la première grande exposition consacrée à cette étonnante famille (Four American in Paris. The collections of Getrude Stein and her family, 1970).