Miró est à la fête, et nous avec lui. Deux expositions – très différentes, mais complémentaires, l’une à Londres et l’autre à Paris – nous invitent à revisiter son jardin dansant. La tate Modern, en partenariat avec la Fondation Miró de Barcelone, qui prendra le relais en octobre, consacre à l’artiste catalan une rétrospective, Joan Miró, the Ladder of escape, en quelque cent cinquante œuvres. La première depuis un demi-siècle. Elle fait une large place aux débuts du peintre, ainsi qu’aux œuvres monumentales, rarement exposées. Le Musée Maillol rend hommage au sculpteur qu’est devenu Miró après la Deuxième Guerre mondiale; y sont réunis les très nombreux travaux qu’il a réalisés, notamment pour la Fondation Maeght à Saint-Paul de Vence, à partir du milieu des années soixante.
«À regarder Joan Miró travailler, – disait son ami Ionesco – c’est à-dire se réjouir, le sentir heureux de créer, on ne sait plus s’il peint, s’il dessine, s’il construit, s’il raconte, s’il chante. Il est pris par sa fougue, et l’on se sent un peu emporté avec lui dans son mouvement ou son envol. Il est bien rare de se trouver devant une présence aussi réconfortante, aussi tonique.» En effet, l’œuvre de Miró respire la joie, la poésie, la grâce. Ce qui ne signifie pas qu’elle ne soit pas en phase avec les événements souvent tragiques qui ont marqué sa vie et son époque. Malgré son apparent détachement, Miró est profondément en gagé, non seulement dans les luttes artistiques de son temps, mais aussi dans les combats politiques de son siècle.
Au départ, Miró (1893-1983) est un terrien. Il a grandi au milieu des paysans de sa Catalogne natale. Adolescent, il fréquente l’école des Beaux-Arts de La Lonja, à Barcelone. Il suit les cours de Modesto Urgell (1839-1919), un paysagiste, ami de Courbet. «Il exerça une grande influence sur moi – dira Miró plus tard – à travers le sentiment de solitude et de dépouillement, qui est toujours présent dans mon propre travail.» Il dessine et peint ce qu’il voit: des églises, des châteaux, des fermes, des champs. Ayant obtenu de son père, non sans mal, l’autorisation de se consacrer à la peinture, il poursuit, à partir de 1912, ses études auprès de Francesco Gali, un ennemi de l’enseignement académique, qui préfère confronter ses élèves avec Van Gogh, Seurat, Gauguin, Cézanne, les fauves, les cubistes, plutôt qu’avec les maîtres anciens, et qui les fait dessiner, de mémoire, des objets palpés les yeux fermés. Une méthode que Miró mettra à profit dans son œuvre plastique: «L’effet de cette expérience se retrouve dans mon intérêt pour la sculpture: le besoin de modeler avec les mains, de prendre une boule d’argile humide et de la presser. J’en tire un plaisir physique que je n’ai pas avec le dessin ou la peinture.»
Miró passe trois ans chez Gali. C’est l’époque du Village de Prades, du Portrait de E.C. Ricart (L’Homme au Pyjama), de l’Autoportrait en militaire, une série de toiles «fauves» qui seront exposées avec une soixantaine d’autres en 1918 à la galerie Josep Dalmau à Barcelone. Aucune ne trouve preneur. Un échec qui pousse Miró à changer de style et à se lancer dans les études «détaillistes» de La Maison au palmier, du Potager à l’âne, du La bourage à Montroig, qui traduisent une attention nouvelle portée à chaque élément de la nature et expriment «la joie d’atteindre, dans un paysage, une compréhension parfaite d’un brin d’herbe, aussi beau qu’un arbre ou qu’une montagne.»
En mars 1920, Miró se rend pour la première fois à Paris. Il prend aussitôt contact avec Picasso, qui reconnaît immédiatement la créativité de son cadet et ne cessera de l’encourager. Miró lui offrira d’ailleurs son Autoportrait rouge de 1919 dont Picasso ne se séparera jamais. L’influence cubiste y est sensible, tout comme dans Le Raisin, Le Cheval, la pipe et la fleur rouge, Jeu de cartes espagnol ou Nature morte au lapin, toiles datant toutes de 1920.
Désormais, Miró partagera son temps entre Paris et l’Espagne. Il trouve un atelier au 45 de la rue Blomet, où il a comme voisin André Masson, l’ami de Breton, d’Artaud, de Leiris. Joséphine Baker fait ses débuts à quelques pas de là. Il expose à la galerie La Licorne, rue La Boétie. Sans le moindre succès. Excédé, il accroche un de ses tableaux, La Ferme (1921-1923), dans un café de Montparnasse; par hasard, Hemingway, depuis peu un habitué des lieux, passe, voit la toile et l’achète pour 5000 francs. Ce tableau – aux dimensions imposantes – résume toute l’œuvre antérieure de Miró, qui fait ses adieux à la peinture réaliste: «Encore une fois Montroig m’accueille avec toute sa lumière et toute sa vie. Je décide donc de conclure toute cette période de mon œuvre.» L’année suivante, Terre labourée le conduira vers d’autres horizons: «Le choix des plans ne se fera plus selon la perspective, mais selon un choix affectif. Je choisis les animaux, les petites plantes, tout ce qui est rythmé.»
La rencontre avec les surréalistes ne pouvait que le conforter dans cette voie vers l’abstraction. Le Carnaval d’Arlequin est une toile de pure inspiration surréaliste, elle réunit des créatures fantastiques dans une pièce, avec une table au premier plan et une fenêtre ouverte à l’arrière. «En 1925, je dessinais presque entièrement d’après des hallucinations. La faim était souvent à l’origine de ces hallucinations. Je restais assis pendant de longs moments fixant du regard les murs nus de l’atelier, essayant de capturer ces formes sur le papier ou la toile.» Un procédé qui se retrouve dans Tête de paysan catalan (1925) et qui correspondait parfaitement aux recherches de Breton, ainsi définies dans le Manifeste du Surréalisme: «Automatisme psychique pur par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée.»
Aux yeux de Breton, Miró était le plus surréaliste de tout le groupe. Il construit des toiles de pure fantaisie, sans référence à une autre réalité que celle des formes et des couleurs, combinées avec la plus grande liberté. Quant aux titres, souvent pleins d’humour, ils sont, comme chez Max Ernst ou chez Picabia, autant d’invitations à la rêverie: Personnage lançant une pierre à un oiseau, Chien aboyant à la lune, Paysage avec coq, Une étoile caresse le sein d’une négresse.
Ces jeux n’empêchent pas Miró de se pencher sérieusement sur l’histoire de la peinture. Un séjour à Amsterdam, au printemps de 1928, lui fait découvrir Van Dyck, Franz Hals, Vermeer. Il transpose leur leçon dans trois toiles intitulées Intérieur hollandais. De retour en Espagne, il exécute un ensemble de collages à partir de magazines et de catalogues découpés, expérimentant ainsi toutes sortes de matériaux, parfois de récupération, comme il le fera plus tard dans ses sculptures. Mais la guerre d’Espagne l’arrache à ses rêveries. S’inspirant de Goya, il produit ce qu’il appelle ses «peintures sauvages». Corde et personnages, Personnages et montagnes, Homme et femme devant un tas d’excréments, sont autant de réponses aux monstruosités du fascisme.
Ne trouvant plus de lieu sûr en Europe, Miró se réfugie à Majorque, où il passe la plus grande partie de la guerre. Il continue à travailler à ses Constellations, mais cherche un au-delà de la peinture, en utilisant de nouveaux matériaux et en explorant de nouvelles techniques. La céramique et la sculpture prennent petit à petit le pas sur la peinture. Encore que la démarche reste proche de celle des surréalistes. «Me servir des choses trouvées par hasard divin, morceaux de fer, pierre, etc. comme je me sers d’un signe schématique dessiné par hasard sur le papier ou d’un accident survenu aussi par hasard – c’est seulement cela, cette étincelle magique, qui compte dans l’art.»
Miró espère ainsi réaliser un vieux rêve: installer l’art au cœur de la vie et de la ville, dans l’air libre du jardin ou de la rue. Participant à la création de la Fondation Maeght, il a trouvé un lieu pour faire dialoguer ses sculptures à la fois avec l’architecture de Josep Lluis Sert et le paysage méditerranéen. Il a renouvelé l’expérience en créant sa propre fondation à Barcelone, généreusement dotée. Toujours dans le même but: «Ouvrir les portes libératrices du merveilleux; faire exploser dans nos rêves futurs l’atome de la joie.»