MONA CARON • JUNGLES URBAINES

Aux quatre coins du monde, grâce à son pinceau, l’artiste suisse fait pousser d’immenses plantes, bouleversant le regard de millions de citadins sur leur habitat, afin de reconsidérer la place de la nature. Artpassions a interrogé cette créatrice unique.Votre enfance fut-elle urbaine ou sauvage? Très sauvage ! Je viens du Tessin, en pleine Suisse italienne. Je ne suis même pas née dans un village, mais dans une maison isolée, éloignée de toute construction moderne… L’enfant que vous étiez ne s’ennuyait pas dans la nature?Au contraire. On s’amusait sans jouets. Mon jeu fa- vori était de m’imaginer minuscule dans la forêt, alors soudain chaque plante, chaque caillou parais- sait gigantesque. Par ce simple changement d’échelle, je voyageais dans des endroits spectaculaires…Vos parents aussi étaient attentifs à la nature? Je suis issue d’une ligne matriarcale assez forte : les femmes de ma famille connaissent depuis long- temps les plantes.Il n’était donc pas interdit de cueillir des fleurs. Oh non ! Ce n’était pas grave ! Bien sûr, on ne tou- chait pas aux plantes rares, mais ma mère faisait ré- gulièrement la récolte de plantes comestibles sau- vages. J’ai grandi en mangeant des dents-de-lion…Aujourd’hui, quand vous voyez des bouquets de fleurs chez les fleuristes, ça vous choque? Vous vous dites: ces plantes devraient être dans la nature?[Rires.] Mais pas du tout ! Les roses, les tulipes sont totalement domestiquées à présent, et ont évolué avec les humains. D’ailleurs, ce sont les espèces qui m’intéressent le moins. En tant qu’artiste, je me suis...

Aux quatre coins du monde, grâce à son pinceau, l’artiste suisse fait pousser d’immenses plantes, bouleversant le regard de millions de citadins sur leur habitat, afin de reconsidérer la place de la nature. Artpassions a interrogé cette créatrice unique.

Votre enfance fut-elle urbaine ou sauvage?
Très sauvage ! Je viens du Tessin, en pleine Suisse italienne. Je ne suis même pas née dans un village, mais dans une maison isolée, éloignée de toute construction moderne…

L’enfant que vous étiez ne s’ennuyait pas dans la nature?
Au contraire. On s’amusait sans jouets. Mon jeu fa- vori était de m’imaginer minuscule dans la forêt, alors soudain chaque plante, chaque caillou parais- sait gigantesque. Par ce simple changement d’échelle, je voyageais dans des endroits spectaculaires…

Vos parents aussi étaient attentifs à la nature?
Je suis issue d’une ligne matriarcale assez forte : les femmes de ma famille connaissent depuis long- temps les plantes.

Il n’était donc pas interdit de cueillir des fleurs.
Oh non ! Ce n’était pas grave ! Bien sûr, on ne tou- chait pas aux plantes rares, mais ma mère faisait ré- gulièrement la récolte de plantes comestibles sau- vages. J’ai grandi en mangeant des dents-de-lion…

Aujourd’hui, quand vous voyez des bouquets de fleurs chez les fleuristes, ça vous choque? Vous vous dites: ces plantes devraient être dans la nature?
[Rires.] Mais pas du tout ! Les roses, les tulipes sont totalement domestiquées à présent, et ont évolué avec les humains. D’ailleurs, ce sont les espèces qui m’intéressent le moins. En tant qu’artiste, je me suis tournée vers les plantes sauvages, celles qui poussent là où on ne les attend pas, déployant leur liberté.

L’action avant l’image…
Voilà. Au-delà de ses propriétés culinaires ou mé- dicinales, je peins une plante pour rendre hom- mage à la manière dont elle dérange une ville ran- gée. En conquérant l’espace.

Il y a les plantes qu’on n’a pas le droit de cueillir – et celles qu’il est interdit de faire pousser. Les coquelicots sont à l’origine de l’opium, donc d’un marché terrible… Tout comme la feuille de coca, qui mène à la cocaïne…
C’est vrai, mais entre le marché terrible et la plante, il y a quelques étapes ! La drogue se révèle après des tas d’opérations chimiques, et ça n’a rien à voir avec la nature ! Le thé de feuille de coca, en revanche, qui est tout à fait naturel, a des propriétés extraor- dinaires. En Bolivie, on le prépare depuis des temps immémoriaux pour guérir le mal d’altitude. Il aide aussi à se concentrer, et apporte de l’énergie comme le café – mais sans le nerveux du café.

Durant votre enfance forestière, étiez-vous déjà dessinatrice?
Non, je n’avais pas le projet de devenir artiste vi- suelle. J’inventais des histoires, je voulais être écri- vaine. Et quand j’illustrais, ce n’était pas avec l’in- tention de faire de l’art.

D’où est venu le déclic?
Je suis tombée amoureuse du pinceau à vingt-deux ans, dans une classe de japonais à l’Université de Zurich. J’apprenais la calligraphie traditionnelle : la professeure nous faisait peindre les kanji sur du papier de riz. Et alors il fallait adopter une pos- ture très particulière, le dos droit, les pieds paral- lèles, le pinceau tenu d’une certaine manière… Certains élèves se plaignaient : ça leur semblait trop physique, ils protestaient qu’ils s’étaient ins- crits à ce cours pour apprendre à parler japonais ! Mais pour moi c’était incroyable de produire ces traces d’encre de cette façon si… chorégraphique.

Finalement vous pensiez devenir écrivaine, et vous appréhendez les arts visuels… par le ca- ractère dessiné. À travers l’image d’une langue.
C’est ça ! La figure de l’écriture m’a autant intéressée que son sens. Mais aussi la forme du pinceau mouillé, la trace qu’il laisse sur le papier. Encore aujourd’hui, pour cette raison, j’utilise le plus possible le pinceau – et le moins possible la bombe de peinture.

Lorsqu’on peint une fresque géante durant des semaines, retrouve-t-on cet aspect physique de la calligraphie? Le défi est-il aussi physique; voire douloureux?
Pour moi ce n’est pas une douleur de peindre, mais une danse. Je me sens mieux dans mon corps quand je réalise des fresques : le mouvement me transporte. Et que je peigne en grand ou en petit, j’essaie d’y injecter la même dose de concentration.

Un cliché affirme que les garçons devraient dessiner des voitures, et les filles des fleurs. Quel regard portez-vous sur ces injonctions genrées?
Écoutez, pendant dix ans, toute ma première pé- riode, je représentais des vues aériennes de quar- tiers, très détaillées, mettant en scène des mes- sages politiques plus littéraux. Et à cette époque, on disait souvent que mes fresques devaient avoir été réalisées par des hommes, car leur sujet « bé- tonné » n’était pas féminin ! Même lorsque j’étais en train de peindre, pinceau à la main, on me di- sait que ça ne pouvait pas être de moi !

Mais aujourd’hui, vous peignez surtout le végétal…
Oui, ensuite, je me suis mise à dessiner des plantes – et j’insiste sur ce terme de plantes. Je refuse de dire « fleur », parce que ce ne sont pas les roses et les lys qui m’intéressent, mais celles qu’on ap- pelle « mauvaises herbes ». Et même quand je peins une plante qui fleurit, c’est le geste de ses feuilles qui me captive : l’énergie, la posture, la silhouette du végétal. En fait, je représente davantage des « corps » de plantes, que leurs pétales. [Pause.] Malgré cela, pour certains, mon travail a pu se ré- duire quelquefois à : « Elle peint des fleurs. » Ce n’est pas la vision que j’en ai.

D’où provient ce cliché, à votre avis?
Du fait que le patriarcat, dans le domaine de l’art, a longtemps voulu relier le féminin au décoratif. Et pour cette raison, il a réduit les créations des femmes à une échelle inférieure, tenant de l’ar- tisanat plutôt que de l’art. La broderie, les des- sins floraux étaient leurs seuls médiums autorisés. D’ailleurs, dès qu’une femme assimilait trop de connaissances sur les plantes, en médecine ou en phytothérapie, on la décrétait sorcière et on l’op- primait. Par mon travail, j’affirme que la fémini- té compte tout autant dans l’art, et que l’art des femmes n’est pas seulement décoratif. Qu’il est de l’art tout court.

En l’occurrence, lorsque vous évoquez « le corps» ou le «geste» des plantes, cela va bien au-delà d’une démarche représentative, ou purement esthétique…
Bien sûr. Au fond, je propose des « portraits de plantes ».

Vos modèles donnent l’impression d’être fiers, dressés, orgueilleux…
Ces adjectifs me parlent beaucoup, puisque très délibérément, j’ai décidé de réaliser des portraits héroïques d’un tas de plantes que personne n’aime, ni ne respecte.

«Héroïques» en quel sens?
Car pour peindre des « mauvaises herbes », j’em- ploie des trucs d’habitude réservés aux portraits officiels des héros hollywoodiens ou des leaders suprêmes, à la Mao, à la Che Guevara : contre- plongée, lumière dramatique… autant d’artifices visant à souligner la gloire du modèle.

Quel est le symbole de cette démarche?
Je pense qu’il est grand temps de changer l’axe du projecteur, pour passer de l’humain à la plante. Car pour moi, le vrai héros, c’est celui qu’on ne regarde pas, celui qu’on écrase. Ce sont les indivi- dus qui se déploient dans les marges. J’ai l’impres- sion que notre époque réclame maintenant d’être attentif aux marges, aux alternatives.

Vous les préférez aux autres?
J’ai une préférence pour les plantes sauvages – mais attention, je ne suis pas en train d’opposer des clans, puisque toute plante se déployant hors des frontières qu’on lui a octroyées pourra être ju- gée invasive, mauvaise ! Ce qui me touche n’est pas un type de plante, mais l’acte de clandestinité, de transgression qui consiste à s’aventurer au-delà du ciment vers le ciel. De combattre les paradigmes infligés à nos habitats. Lorsqu’on dessine des végétaux, on plonge dans l’aspect géométrique de la nature. Mais la nature c’est aussi du hasard, n’est-ce pas?

Lorsqu’on dessine des végétaux, on plonge dans l’aspect géométrique de la nature. Mais la nature c’est aussi du hasard, n’est-ce pas?
Bien sûr, il y a beaucoup de géométrie. Une plante grandit selon un schéma de fractales… L’ADN est mathématique : quand on découpe des champi- gnons, on s’en rend encore plus compte ! Mais la beauté de la nature, à mes yeux, c’est la manière dont elle rompt avec cette régularité, cet ordre. Ce qui m’émeut n’est pas le modèle géométrique par- fait que la feuille semble vouloir atteindre, mais la façon particulière qu’elle a de ne jamais y parve- nir. Un insecte croque toujours un morceau… ou alors c’est l’effet du vent, de la pluie… Elle est ici la beauté : dans l’esprit de la plante, plutôt que la parfaite botanique.

Votre rapport à l’écologie se traduit-il par une action de militance, ou uniquement à travers votre œuvre?
Les deux. Une partie de mon activité reste de toute fa- çon liée à des mouvements sociaux, ou de justice cli- matique. J’ai réalisé nombre de fresques pour défendre des communautés menacées dans des contextes poli- tiques précis; comme la protection de l’eau potable en Bolivie. Plus récemment, au Brésil, en collaboration avec l’artiste Mauro Neri, nous avons dessiné sur un bâtiment du département de la justice de Porto Alegre une plante nommée « brise-tout, ouvre-chemins », brandie par une activiste et prêtresse umbanda d’un quartier périphérique local. Lorsque je représente des plantes seules, le message est moins littéral, mais j’essaie toujours d’orienter le regard vers la marge – vers ce qui pousse de côté et doit être vu, écouté, dé- fendu. Une certaine idée de la résilience.

Lorsqu’on crée à l’extérieur, le temps qui passe altère nécessairement les œuvres. Est-ce une inquiétude? Ou ce passage fait-il partie de l’art?
Ça dépend… Mes premières œuvres réalisées à San Francisco, dans les années deux mille, sous la direction d’une chercheuse qui a collaboré avec le Getty Museum, sont en train d’être restaurées par une équipe de professionnels qui travaillent d’or- dinaire sur des sites archéologiques ou des fresques bien plus anciennes, comme des tombes égyp- tiennes. Une véritable archéologie de l’art urbain ! Ce qui n’est pas commun dans le cadre du street art… Mais d’autres s’altèrent évidemment avec le temps… Avec les années, j’ai peu à peu fait évo- luer ma technique pour la rapprocher des fresques italiennes de la Renaissance, qui sont restées si belles si longtemps… Connaissez-vous l’étymolo- gie de « fresque » ?

Non! Je voudrais bien.
Le mot provient de l’italien « a fresco », ou en fran- çais « peindre au frais », ce qui signifie que la pein- ture était appliquée sur du plâtre encore mouil- lé, et que les pigments allaient donc sécher dans le plâtre. La résistance à la lumière de ces pigments minéraux naturels s’avérait très élevée. Je trouve cela très joli, l’idée qu’en séchant la couleur de- vienne pierre. Désormais quand je peux, j’utilise ce type de peinture et de pigments naturels dans mes fresques.

Une fresque, du fait de sa dimension, on ne peut l’encadrer ni la garder chez soi.
C’est ça qui est beau dans le muralisme : ce n’est pas un objet que l’on peut vendre, ou déplacer. Ni même voler ! C’est par définition pour tout le monde, il n’y a pas de porte close, de barrière so- ciale, pas de vitre entre la galerie et la rue.

Mais comment cela se passe-t-il du point de vue de la commande?
Mes premiers travaux, ce n’était pas « quelqu’un » qui me payait, mais des communautés qui orga- nisaient ensemble le financement de mes fresques auprès de leur mairie, de leur collectivité… Désormais, je travaille régulièrement avec des ar- chitectes qui anticipent des œuvres destinés à une surface définie, avant même que le bâtiment existe.

Lorsque vous transformez un dessin en fresque, vous utilisez un quadrillage?
Ah non, jamais de petits carrés ! J’utilise des « grilles organiques ». C’est-à-dire qu’on applique des marques au hasard sur le mur. Puis on reporte ces marques sur le dessin. Donc on obtient une carte basée sur des repères uniques. Le quadrillage, on se trompe sans cesse, puisque souvent, on ne sait plus quel carré on est en train de peindre…

Vous évoquez San Francisco, où tout a démar- ré : quel est votre lien à cette ville?
J’y ai vécu très longtemps et je l’ai vue changer de- puis les années quatre-vingt-dix. C’est un endroit qui m’a beaucoup nourrie : dans mes premières œuvres, je me suis inspirée du muralisme chicano, du quartier Mission District. Ç’a été un véritable berceau pour moi.

Depuis, vos fresques se sont déployées dans une quinzaine de pays: Italie, Suède, Suisse, Taïwan, Inde, Brésil, Portugal… Avez-vous déjà rencontré un mauvais accueil?
Heureusement pas ! J’adore le graffiti, c’est une forme d’art majeure, et j’ai des tas d’amis qui pra- tiquent le graff, mais moi non. Ce qui simplifie les choses de ce point de vue…

L’illégalité vous fait peur?
Mon inspiration est autre. Le muralisme chicano, issu lui-même du muralisme mexicain, est basé sur une fonction sociale. Et mes premières fresques ré- pondaient toutes à des invitations de communau- tés désirant picturaliser un message, une résistance. Donc mon art ne s’est pas développé en cherchant des endroits interdits pour dessiner.

Il y a dans ce numéro d’Artpassions un ar- ticle sur l’exposition Basquiat-Warhol à Paris. Aimez-vous le travail graphique de Jean- Michel Basquiat?
J’adore. Je suis fan du personnage, de ce qu’il faisait. Au-delà des toiles, c’était bien sûr un graffiti artist. C’est à mes yeux un personnage très important.

Basquiat était en révolte contre la société «ca- pitaliste». Vous, Mona, vous semblez sereine, on dirait que vous n’êtes pas débordée par une colère…?
Je suis en colère quand je vois tous les problèmes to- talement évitables auxquels nous sommes confron- tés aujourd’hui. Mais aussi quand des initiatives alternatives, bénéfiques aux communautés margi- nalisées, sont en train d’être réprimées…

Vous peignez parfois très haut, perchée sur des nacelles au-dessus du vide. Vous n’avez jamais peur de l’altitude, du danger?
J’adore les hauteurs, j’ai toujours aimé ça : je vous rappelle que je suis suisse ! Petite fille, je faisais sans cesse des randonnées, et je me penchais sur les ro- chers pour guetter les vues incroyables. J’ai tou- jours adoré le point de vue aérien. C’est sans doute de là que provient cette perspective perchée que j’aime tant.

Aujourd’hui vous habitez au sommet d’une tour?
Non, malheureusement pas… Seulement au deu- xième étage !

Pourquoi avoir quitté la Suisse, puisque vous étiez si heureuse dans le Tessin?
[Mona rit.] Quand on est jeune, on veut toujours le contraire de ce qu’on a ! À un moment, je n’ai plus aimé la Suisse, je rêvais de l’opposé de la na- ture. Toute mon adolescence, je voulais vivre dans une grande ville, aller à New York pour changer de cadre.

Et maintenant?
Maintenant… je crois que j’ai envie de revenir en Suisse. Bon, du fait de mon travail et des liens que j’ai noués à travers le monde, avec des communau- tés, des artistes, je me sens en famille dans plein d’endroits. En famille choisie.

D’un voyage à l’autre, quelle est la plante qui vous fascine en ce moment?
Scabiosa centaura a des feuilles incroyables… C’est une fleur qui pousse dans le Tessin, justement, mais je n’ai pas encore réussi à la représenter sur une fresque… Après, c’est difficile d’en choisir une seule. Chaque plante a sa particularité.

Vos dessins, malgré leur finesse, ne sont pas hyperréalistes… Pourquoi?
Car encore une fois, c’est la « personnalité » de la plante qui me guide. Je ne réalise pas des illustra- tions botaniques : et même si j’essaie de reproduire avec justesse les formes, les teintes, rien n’est stric- tement scientifique. L’important pour moi, c’est de faire danser les plantes avec puissance. De leur communiquer cette « confiance en soi ». [Mona médite.] Oui, voilà : je fais danser les plantes. C’est une sorte de flamenco… J’essaie de leur offrir un élan, des muscles – une attitude.











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