Fouler le sol de la «sainte Montagne», bastion de l’orthodoxie se mérite. De l’espoir puis de la patience, il en faut si vous désirez vous y rendre. Niché sur l’une des trois péninsules de la Chalcidique qui s’avance sur la mer Egée, le Mont Athos abrite mille ans de traditions religieuses ainsi que des trésors byzantins hérités du christianisme antique. L’œuvre de Dieu emplit la vie du moine. Artpassions vous offre le privilège de côtoyer des hommes qui ont fait vœu de solitude mais qui nous ont tolérés le temps d’une … éternité.
Lorsque le voyageur, qui arrive de Thessalonique et a traversé toute la Chalcidique, se présente auBureau des visas à Ouranopolis pour retirer son laisser passer, il n’est point encore conscient de sa métamorphose: fidèle ou curieux, il en ressort avec son précieux diamonitirion à en-tête du Mont Athos qui fait de lui un pèlerin. L’étroite péninsule, longue d’une cinquantaine de kilomètres, se découpe dans la mer Egée. Délimitée par une frontière infranchissable, elle n’est accessible que par les eaux. À l’aube puis au petit jour, deux ferries quittent la «ville du Ciel» avec leurs passagers, tous des hommes depuis qu’un édit du XIe siècle interdit l’accès à toute créature de sexe féminin. Des mouettes suivent en augure le bateau de leur vol silencieux, puis laissent le pèlerin à son errance.Les rares non-orthodoxes autorisés à pénétrer pour quatre nuitées sur la presqu’île légendaire ont dû auparavant tracer leur itinéraire et élire leurs monastères parmi les vingt qui se partagent le territoire. Pour le néophyte, le choix a été difficile, sinon abstrait. A-t-il préféré suivre la liturgie à Simonos Petra ou à Vatopedi, les plus réputés; se perdre dans les forêts pour rejoindre Chilandari ou Filothéou, sertis dans leur écrin de verdure; ou s’abîmer en contemplation sur les balcons de Stavronikita ou Grégoriou, à pic sur les eaux, devant les «gloires» que le ciel dispense ici «à la mesure de notre faible cœur» selon la formule de Nicolas Bouvier. Mais la tentation est grande de délaisser l’encens et la myrrhe pour atteindre la pointe de la péninsule, afin de s’élever vers les sommets de marbre gris de l’Athos. La légende en a fait le jardin de la Vierge. Il culmine à 2033 mètres et les moines en sont les gardiens depuis mille ans désormais.Sur les pontons bétonnés de Daphni, le port officiel du mont Athos, n’accostent plus les caïques chers à Jacques Lacarrière1 mais des vedettes d’où jaillissent d’imposants ecclésiastiques et les ferries qui, outre les moines et les voyageurs, déversent de rutilants 4×4. L’effervescence est grande. Les pèlerins qui quittent le Mont Athos, tenus de défiler devant les douaniers qui tentent de déjouer les vols d’objets, font leurs derniers achats de cierges et de chapelets, de croix et d’icônes.
Les autobus qui mènent à Karyes, capitale de la presqu’île, et les véhicules particuliers des monastères s’éloignent dans des nuages de poussière. Le petit port se vide, voué à la torpeur des bouts du monde.Karyes est un mélange désuni de bâtisses qui abritent les représentants de chaque monastère et de commerces tenus, paraît-il, par les descendants des Grecs d’Asie Mineure qui durent émigrer dans les années vingt. Deux ou trois épiceries, une boulangerie, une poste et une taverne, de discrets magasins de souvenirs pieux d’où s’échappent, pour toute musique, des chants religieux, encadrent le Parlement et le Protaton. À Karyes siège la sainte Epistasie, présidée par le Protos reconnu comme autorité supérieure de l’Athos. Le Protaton, dédié à la Dormition de la Vierge, est la plus ancienne de toutes les églises dont elle diffère par la forme et le style. Elle abrite l’Axion Esti, l’icône miraculeuse de la Vierge qui protège toute la sainte Montagne, et l’on y admire les fresques attribuées à Manuel Panselinos (XIVe), maître de l’école macédonienne.Il est temps de faire route vers la Grande Lavra. La piste en terre qui y mène a une trentaine de kilomètres. Au détour des futaies surgissent les murs des arsanas arrimés au pied des falaises rocheuses sur le miroir des eaux, une tour ruinée ou la cime pointue de l’Athos. La Grande Lavra est le plus ancien et plus grand monastère de la sainte Montagne. Les toits en lauze du catholicon – l’église principale – et des chapelles émergent au cœur des austères murailles, dignes d’une cité médiévale, qui abritent les communs, les cellules desmoines et les salles du trésor. Après le raki, les loukoums et le café offerts à tout pèlerin, le moine hôtelier énonce les règles d’hospitalité, les horaires de la liturgie et des repas. On vient ici pour vénérer la dépouille d’Athanase, le saint qui établit les droits et les règles du monachisme athonite, reconnus par son ami l’empereur Nicéphore Phocas et toujours en vigueur sur cette acropole de l’orthodoxie. Par la suite, les vingt couvents du Mont Athos furent divisés en cénobitiques – repas, offices, travail se font en commun sous l’autorité d’un higoumène – et idiorythmiques – chacun vit à son propre rythme. Mais le renouveau spirituel sensible depuis quelques décennies a voué ce deuxième mode de vie à disparaître en 1992.
Les moines habitent également dans des skites, grands ensembles dépendant des monastères, dans des kellia, maisons isolées, ou des ermitages.Des plaques de marbre byzantines ornées de fleurs et d’oiseaux ont été insérées dans la base de la phiale, traditionnel lavabo des ablutions et cadre de la cérémonie de bénédiction des eaux, dont la coupole accueille les anges qui ouvrent les portes du Paradis. Sur un bas-relief, saint Athanase reçoit de la Vierge elle-même son tau d’higoumène – ou bâton de supérieur – aux côtés d’un arbre stylisé, auquel fait écho le millénaire cyprès qui ombrage toute l’église. Construite entre 963 et 1003, elle est le modèle des sanctuaires athonites. On pénètre dans un étroitcorridor recouvert de fresques illustrant l’Apocalypse. Sur un mur de cet exonarthex se dresse aussi l’échelle de saint Jean Climaque, parcours imagé des degrés qui, à force de vertus, mènent vers la glorieuse lumière du Sauveur. On assiste du narthex à l’office religieux, le naos n’étant accessible aux non-orthodoxes que si un moine les accompagne ou pour la vénération des reliques. Les fresques décorent la moindre parcelle de mur jusqu’au sommet de la coupole qui surmonte le lieu de célébration, habitée par le Christ Tout Puissant.Après les offices de laudes et de vêpres, l’higoumène muni de son tau d’argent sort de l’église suivi des prêtres et des moines, s’incline pour laisser passer les pèlerins avant de reconstituer les rangs et de pénétrer en tête dans la trapeza. Dans les plus beaux réfectoires, les bancs et les plateaux de tables sont en pierre. Le repas est court, se fait en silence pour mieux écouter la lecture qu’un moine fait de la chaire. À un signal donné, tout le monde sort aussi rapidement qu’il est entré. Le pèlerin s’abandonne à ses rêveries en attente du coucher du soleil, heure à laquelle le monastère ferme ses portes.La plupart des monastères de la sainte Montagne ont été érigés au début du Xe siècle, pillés par des pirates et des mercenaires catalans au XIIIe siècle, parfois détruits par les Croisés puis reconstruits grâce aux dons des empereurs de Byzanceou des princes des Balkans. Le voïvode de Valachie vécut à Karakalou comme simple moine et fut honoré comme son second fondateur. Il permit au monastère, aujourd’hui entouré de jardins et de vergers, de survivre aux nombreux incendies et aux incursions turques. Le moine chargé de la préparation des offices vient allumer les veilleuses, lampes à huile colorées, qui ponctuent comme autant d’étoiles la pénombre de toutes les églises. Soudain, muni d’un cierge fin, il m’entraîne dans les couloirs d’accès au sanctuaire, lieux sacrés par excellence, pour photographier des fresques à peine lisibles. L’œil distingue lentement un saint drapé de son vêtement aux formes géométriques.
Iviron tient son nom de l’Ibérie, l’actuelle Géorgie, patrie de son fondateur. On y vient vénérer l’icône miraculeuse de la Vierge Portaïtissa. La légende dit qu’une veuve de Nicée la déposa à la mer afin de la sauver de la destruction iconoclaste et qu’elle serait venue s’échouer sur ces rivages. Et des moines vous assurent que si la Vierge venait à disparaître, le Mont Athos s’abîmerait dans les eaux. Dans les cours du monastère, l’atmosphère est toujours paisible. Les moines passent en souriant. Au son du simandre, la longue planche de bois frappée pour l’appel à la prière, ils glissent le long des faisceaux de lumière sur les pavés de la cour. Ils font claquer les pans de leur vêtement, et je les vois se découper, tels des acteurs de théâtre antique,au travers du rideau sculpté dans la phiale de marbre. L’église, au cœur de l’enceinte, est rouge sang et contraste avec le reste des bâtiments. Dans l’exonarthex éclairé par les vitraux colorés, un moine tresse les noeuds de son chapelet en marmonnant sa «prière de Jésus», qui ne doit faire qu’une avec la respiration afin de connaître le fruit du silence et de la solitude, et que le Mont Athos entretient avec ferveur. Les pèlerins s’entassent dans les chapelles latérales pour suivre les liturgies, encensés par les volutes aux senteurs de cyprès et de cèdre. Après les offices du matin, j’use de mon droit de photographier acquis avec persévérance et reste longtemps dans le naos: les pavements de marbre et de porphyre byzantins reflètent presque la coupole traversée par les rais du soleil naissant, qui rendent phosphorescentes les auréoles des saints entourant la Vierge endormie.Le monastère de Stavronikita est un des plus petits. Construit sur un piton rocheux, il domine la mer. Dernier à avoir été fondé, son plan diffère des autres et, quand partout ailleurs des groupes électrogènes ont été installés, il vit encore sans l’électricité. Les chambres sont éclairées par des lampes à huile. Père A. est d’un grand calme et d’un humour constant, d’une extrême bienveillance. Il reste à mescôtés pendant la longue séance de prises de vues dans le naos, à l’heure où les autres moines se reposent et m’offre ainsi le privilège de contempler les fresques de l’autre maître de la peinture athonite, Théophane le Crétois. Mon guide demeure sensible aux variations de lumière qui voilent les moirures d’or de l’iconostase lorsque des nuages viennent à passer; il m’assure que vénérer une icône, ce n’est pas vénérer une image mais un saint, qui communique un peu de sa grâce. La plus belle icône est celle de la Vierge; l’enfant Jésus, dont la sandale glisse de son pied, se détourne de sa mère pour regarder l’ange qui présente la croix. Autant de signes qui préfigurent la Passion.À la tombée du jour, nous nous retrouvons sous la longue tonnelle et conversons jusqu’à la nuit. Ses positions sur ce qui sépare les Orthodoxes des Catholiques diffèrent du discours habituel… Selon lui, la discussion sur le filioque et le fait de savoir si le Saint Esprit procède du Fils ou seulement du Père n’a été qu’un prétexte: une séparation existait depuis longtemps entre les Chrétiens dépendant de Constantinople, fidèles aux seuls pères grecs, et les Chrétiens dépendant de Rome, que saint Augustin aurait détournés. Il rend Charlemagne et les Francs responsables de la puissance politique donnée à Rome et insiste sur la désastreuse conduite des Croisés lors du sac de Constantinople. La religion à laquelle il s’est converti lui est plus douce, lui semble plus confiante dans l’homme. «Regardez, Jupiter est apparu» dit-il en guise de signal. Bien après l’office de complies, alors que les autres moines luttent contre les démons de la nuit, il nous raccompagne dans l’enceinte avant d’en fermer les portes.En arrivant par voie de terre à Vatopedi, l’Oxford de la sainte Montagne, il faut avoir été inscrit sur les listes, cochées au passage par un douanier digne du Désert des Tartares. Par mer, on distingue avant tout la grande façade éventrée sous une armée de grues; le monastère est en totale restauration. Grâce à Jacques Delors du temps où il présidait la Commission européenne, des milliards de drachmes, alloués par la Banque Européenne d’investissement, ont été attribués à la sainte Epistasie pour restaurer l’ensemble des monastères.Sur la plus proche des collines se dressent les ruines de l’Académie athonite où étudièrent et enseignèrent les plus grands esprits de l’Athos.La coupole du portique d’entrée exhibe une bien peu orthodoxe représentation de la Trinité, où Dieu le Père arbore une longue barbe blanche ! Et ici les guerriers de la Foi s’alignent dès les parois de l’exonarthex comme pour mieux défendre l’accès d’un des plus beaux catholicons de toute la presqu’île. Le moine qui fait visiter le monastère en dehors des offices égrène en jubilant la litanie des miracles. On ne pénètre pas dans la chapelle où est conservée la ceinture de la Vierge, don des empereurs de Constantinople, mais on remet à tout visiteur un ruban qui a été frotté à l’inestimable relique.Traversée en pèlerin jusqu’à Dokiariou afin de vivre les offices de la Pentecôte. Les chats semblent les véritables maîtres en ces lieux. L’agrypnie, ou vigile de fête, va durer toute la nuit. Les premières lectures se font à la lueur d’un simple cierge, qui irise l’icône de la Vierge et relègue dans une pénombre les saints peints à fresque. On pénètre ensuite dans le naos. Un moine illumine au plus près le livre de l’higoumène qui psalmodie. Après la bénédiction du pain, on enflamme les paires de bougies situées, sur le grand lustre polygonal, aux points cardinaux et quelques chandelles du lustre central. Un moine muni d’une longue perche fait osciller en un va-et-vient le premier avant de donner au second une impulsion circulaire. Un diacre va d’un chœur à l’autre tandis que le thuriféraire encense l’assemblée, un reliquaire en forme d’église sur l’épaule. Puis on assiste à trois lectures, données à genoux entre les voiles écartés du sanctuaire; tous les pèlerins se sont inclinés, le front touchant le sol.
Les deux lustres, toutes bougies allumées cette fois, embrasent le naos. La danse est rythmée par les tourbillons contraires qui cherchent à s’unir; l’Esprit Saint, relié au Pantocrator, descend ainsi au cœur de l’église afin de réharmoniser le mouvement du cosmos. Il est quatre heures et les derniers chants s’élèvent vers la coupole. L’higoumène donne le ton et la voix ! Et les moines du choeur, entraînés par lui, jubilent. Tout s’apaise, et l’on sort contempler les reflets du clair de lune sur la mer.Avant l’aube la liturgie reprend et, lorsqu’elle s’achève, tout le monde glisse en procession vers le réfectoire. Quatre grands cierges brûlent autour de la table de l’abside, où l’higoumène vient trôner seul et vêtu de pourpre brodée de séraphins d’or. Le soleil fait miroiter les eaux. Leurs reflets viennent vibrer sur les murs et animent la bête de l’Apocalypse. Dans l’après-midi, tous les pèlerins se rendent en camion, à la suite des moines, dans les hauteurs de la péninsule jusqu’à l’ermitage de la Sainte-Trinité afin d’y célébrer le Saint Esprit. Le sol est recouvert de branches de laurier. La sainte Montagne impose à nouveau son silence afin de laisser résonner le vertige de cette nuit de fête.Sur le bateau du départ, je retrouve à mes côtés un laïc grec, au prénom d’évangéliste, qui passe de longs mois au monastère de Dokiariou. Il cherche à raviver ses bribes de français appris avec les lazaristes de Thessalonique puis, dans un sourire d’enfant, m’offre son chapelet de laine. Les signes du Mont Athos n’ont plus besoin de langage; on les reçoit comme dons avec humilité et les garde avec dévotion. Et tous ont valeur de partage.