Monteverdi et l’imitation de la colère

La théorie baroque des passions constitue une réponse aux questions soulevées par l’humanisme sur le pouvoir psychique de la musique antique.Le mot «passion» peut induireen erreur. Il peut désignercette nébuleuse de sens appelée «sentiment» par les Romantiques et il pourrait conduire l’auditeur non averti à la conclusion qu’au fond, l’affect qui s’exprime dans un madrigal de Monteverdi renvoie au même «sentiment» qu’un prélude de Chopin. Mais ce serait faire tort à l’un et à l’autre, car l’image que l’esthétique s’est forgée de la valeur expressive de la musique a évolué en parallèle aux théories sur l’âme. Dans la psychologie antique qui domine encore la pensée de l’âge baroque, l’affect est une qualité de l’âme que la philosophie s’efforce de mettre en forme pour pallier à sa démesure fondamentale. Un fait symptomatique est la fréquence du pluriel dans l’emploi du mot «passion» dans la littérature technique. Les ancêtres de nos psychiatres parlent des passions comme d’un système d’éléments discrets: joie, colère, crainte, mélancolie, indignation, rage et folie. La démesure non seulementtrouble les esprits mais constitue une menace pour la santé, c’est pourquoi, afin que les affects «fassent système», on segmente, on érige des cloisons étanches, imaginant une limite, voire un seuil critique, où, par exemple, la mélancolie vire à la colère et la colère à la fureur. Et partout il est possible d’envisager des états extrêmes, une «mesure» et un «juste milieu».Il en va de même pour l’écriture musicale: l’affect dont il est question dans la musique baroque n’est pas non...

La théorie baroque des passions constitue une réponse aux questions soulevées par l’humanisme sur le pouvoir psychique de la musique antique.
Le mot «passion» peut induireen erreur. Il peut désignercette nébuleuse de sens appelée «sentiment» par les Romantiques et il pourrait conduire l’auditeur non averti à la conclusion qu’au fond, l’affect qui s’exprime dans un madrigal de Monteverdi renvoie au même «sentiment» qu’un prélude de Chopin. Mais ce serait faire tort à l’un et à l’autre, car l’image que l’esthétique s’est forgée de la valeur expressive de la musique a évolué en parallèle aux théories sur l’âme. Dans la psychologie antique qui domine encore la pensée de l’âge baroque, l’affect est une qualité de l’âme que la philosophie s’efforce de mettre en forme pour pallier à sa démesure fondamentale. Un fait symptomatique est la fréquence du pluriel dans l’emploi du mot «passion» dans la littérature technique. Les ancêtres de nos psychiatres parlent des passions comme d’un système d’éléments discrets: joie, colère, crainte, mélancolie, indignation, rage et folie. La démesure non seulementtrouble les esprits mais constitue une menace pour la santé, c’est pourquoi, afin que les affects «fassent système», on segmente, on érige des cloisons étanches, imaginant une limite, voire un seuil critique, où, par exemple, la mélancolie vire à la colère et la colère à la fureur. Et partout il est possible d’envisager des états extrêmes, une «mesure» et un «juste milieu».Il en va de même pour l’écriture musicale: l’affect dont il est question dans la musique baroque n’est pas non plus une valeur psychologique individuelle supérieure à l’analyse, dont «on ne saurait disputer». Frescobaldi parle de l’affect de ses Fiori Musicali comme d’une qualité «tangible» du contrepoint qui enrobe les éléments de l’écriture comme la couleur enveloppe les objets. C’est une propriété «objective» de la forme, que la théorie sait isoler dans les rythmes, les intervalles et les modes, comme si la mélodie et sa valeur expressive ne faisaient qu’un seul tout (alors que le bon sens enseigne que la signification de la musique appartient à l’expérience individuelle du sujet plutôt qu’à la mélodie «en soi»). Ainsi, par ce raccourci saisissant, le langage technique définit les passions à travers les propriétés ou «affections» des sons avec lesquels on les confond: on distingue des passions «aigues» ou «graves», «intenses» ou «relâchées», «tempérées» ou «extrêmes», «compatibles» ou «rivales». Il existe des passions simples, comme il existe des couleurs primaires. Et, bien entendu, il est possible de les combiner dans la mélodie comme le peintre mêle les pigments sur son tableau. D’où le penchant de certains compositeurs, particulièrement courant chez les Italiens, pour l’imitation de passions complexes, mêlées de douleur et de plaisir, de rire et de larmes, d’amour et de mort; affetti misti, subtiles et incongrus, comme l’imitation de la folie simulée dans la Finta Pazza de Monteverdi (1627); ou le contrepoint d’affects contraires entre Hérode et Salomé dans l’épilogue du S. Giovanni Battista de Stradella (1675).L’humanisme musicalLa théorie des passions naît dans la philosophie grecque, renaît à la Renaissance dans la pensée humaniste, grandit dans le madrigal et atteint sa maturité dans l’opéra du XVIIe siècle. Le creuset des expériences nouvelles est alors l’Académie, cet aréopage de savants au sein duquel, dans une conjoncture unique dans l’histoire, la musique a côtoyé la science et l’hellénisme. C’est là que, paradoxalement, le retour à la musique antique -, ou du moins, à son image idéale, livresque -, sert de caution à l’invention de la musique moderne, du madrigal à la basse continue. Il ne s’agit pas de retrouver l’actualité physique de la musique antique. Les humanistes sont parfaitement conscients que, contrairement aux arts plastiques, la musique grecque est perdue: fille du Temps et de la Mémoire – la mère des Muses -, elle s’envole dans les airs le jour même de sa naissance sur le marbre des théâtres antiques, malgré l’existence d’une notation assez précise. Le véritable objet de l’humanisme, en revanche, est la restitution de sa puissance psychique, son pouvoir incroyable de transformer les passions avec l’efficacité d’une substance psychotrope, tant exalté par les meilleurs auteurs. Bien sûr, ce pouvoir «renaît» dans un réceptacle sonore qui n’a plus rien en commun avec son modèle. Mais en ce qui concerne ses affects, la musique moderne parle la même langue que la musique antique, le même «grec» que musique et médecine apprennent dès l’enfance dans le berceau de la civilisation occidentale.Les témoignages antiques qui instruisent les humanistes sur ce pouvoir fabuleux en disent long sur cet arrièreplan scientifique, encore très actuel au début du XVIIe siècle:«Un jeune homme s’était précipité, l’épée à la main contre Anchitès, l’hôte d’Empédocle parce que celui-là avait condamné à mort son père lors d’un procès public […]. Empédocle, transformant sur le champ l’accord de la lyre, entonna aussitôt un chant apaisant et calmant et fit entendre la musique «Cette drogue calmant la douleur, la colère/ dissolvant tous les maux», comme le dit le poète, épargnant ainsi la mort à son hôte Anchitès et un meurtre au jeune homme. L’histoire rapporte que celui-ci devint par la suite un des plus remarquables disciples d’Empédocle».1Cette anecdote condense en un seul paragraphe plus d’indications sur notre sujet que tout un traité. La présence d’Empédocle, philosophe sicilien (Vème siècle a.c.) renvoie à la théorie des quatre éléments – terre, eau, air, feu-, dont il est le père. Empédocle professe que la nature est un artiste qui marie les quatre éléments dans les corps physiques comme le nombre entier harmonise l’aigu et le grave dans les intervalles consonants. Comme les pythagoriciens, il réduit l’âme et le corps à une harmonie de contraires, que la médecine galénique identifiera aux quatre humeurs: bile noire, flegme, sang et bile jaune. La variété des affects est alors une affaire de consonance: l’harmonie des contraires produit l’apathie, tandis que l’esprit éprouve des affections plus ou moins démesurées lorsqu’un élément perturbateur sème la discorde parmi les humeurs. Il en va ainsi de la bilejaune du jeune convive d’Empédocle enflammée par le désir de vengeance et la puissance calorifique du vin. L’Antiquité explique l’ivresse par un excès du feu élémentaire développé par le vin durant la fermentation. La modération enseigne à couper le vin (krasis) avec de l’eau en proportions musicales, mais ce jeune convive s’est enivré avec du vin pur; et dans la coupe, comme dans son âme, règne la dissonance. C’est à la musique qu’il appartient alors de rétablir l’harmonie. Empédocle connaît l’éloquence, mais au lieu de fustiger les mœurs par le discours, il chante. Seule la musique est efficace. Dans le texte chanté, le mot «drogue» renvoie à la vertu de la mélodie et de l’accord réalisé sur la lyre, mais, dans le vers d’Homère dont il est issu, ce même mot est pris à la lettre et désigne la puissance sédative d’un breuvage réalisé par Hélène en mêlant harmonieusement différents ingrédients dans le vin, dans le dessein d’empêcher «ceux qui en buvaient de verser des larmes».Encore le vin. Mais on ne saurait si bien dire: jésuite, calviniste ou athée, l’éthique musicale moderne grandit dans la conviction que la mélodie modifie les états d’âme avec la même puissance que le vin et les drogues, sans consulter la volonté de l’auditeur; comme dans l’épisode des Sirènes où elle entraîne au suicide des équipages de marins qui auraient souhaité ne pas mourir.Le projet de retrouver ce pouvoir fait d’abord rêver les savants capables de lire le grec, Ficin, Pic,Valla. Puis le virus atteint les milieux musicaux. En effet, l’histoire d’Empédocle enseigne que la musique peut freiner les passions, mais il va de soi qu’une fois leur cause connue, elle peut aussi les provoquer. Il suffit de connaître les mécanismes de la perception. Les auteurs qui écrivent sur les pouvoirs de l’âme enseignent qu’à sa manière, l’âme parle; elle s’exprime dans le corps et dans tout ce qu’elle fait: elle détermine la démarche, la couleur des cheveux, les traits somatiqueset le caractère de l’individu, et comme elle parle dans le corps, elle s’exprime dans le chant. Marsile Ficin (1433- 1499) – «medicus mediceus», médecin et philosophe des Médicis à Florence -, enseigne que, comme l’imagination de la mère peut façonner l’embryon, l’esprit du compositeur peut concevoir une forme et «migrer» dans la mélodie, déterminant le choix des intervalles, du mode et des rythmes. La relation âme-harmonie est réciproque: l’âme est une sorte d’harmonie et l’harmonie musicale est une sorte d’âme. Et la racine grecque du mot melos, qui renvoie aux «membres anatomiques des animaux», peut prouver que la polyphonie est un «animal aérien» pourvu d’une «âme» et d’un affect (ethos) incarné dans un «corps sonore». Une version plus «soft» de cette théorie à l’odeur de soufre, figure encore en 1650 chez le père jésuite Athanase Kircher, auteur d’une somme de «tout» le savoir musical. Elle proclame que le contrepoint est une image du tempérament, qu’il vibre et partage sanature aérienne avec les esprits animaux qui circulent dans le système nerveux. La composition musicale est alors l’expression mimétique d’une dimension psychique qui se met en scène; un double psychique du moi qui agit sur l’auditeur parce qu’il représente à l’imagination de l’auditeur les affects décrits dans le texte poétique (G.B. Doni).

De la colère

Depuis l’Antiquité, l’étude des signes des passions a fait l’objet d’une abondante littérature «scientifique»; la description des traits caractéristiques propres à chaque état d’âme s’était constituée en une typologie précise de «lieux propres», dans laquelle le musicien en quête d’inspiration, comme l’orateur, pouvait puiser comme dans un répertoire. La colère, par exemple, pouvait être définie à peu près comme suit. Dans l’optique aristotélicienne, c’est un désir impulsif de vengeance provoqué par le dédain d’autrui. On l’éprouve contre ceux qui nous outragent et on s’emporte suite à des entraves qui font obstacle à l’assouvissement de nos désirs; se mettra en colère l’homme en état d’ivresse qu’on empêche de boire, ou le tyran arrogant contrarié dans ses caprices. La colère est fille de la peine et sœur du plaisir. Plus le plaisir contrarié est intense, plus elle éclate avec fureur. Sa condition de cécité apparaît dans le modeste logement que la psychologie classique lui réserve au sein des puissances cognitives de l’âme. Elleest du ressort du «sens commun», l’état de conscience le plus infime et par conséquent le plus myope dans l’échelle des facultés de l’âme, que la puissance «irascible» de celleci partage avec la faculté «concupiscible», vouée à l’assouvissement immédiat du plaisir. La colère est alors l’apanage des faibles, un état pathologique auquel on succombe suite à une défaillance des freins inhibiteurs.Du point de vue physiologique, c’est une fureur de courte durée, provoquée par un bouillonnement des esprits échauffés par la bile jaune en excès. Celle-ci fait bouillir le sang et libère dans le système nerveux des vapeurs incandescentes qui circulent affolées dans le cerveau, produisant un état de manie temporaire très proche de la folie. Le corps transpire, la démarche s’accélère, les yeux brûlent d’ardeur. Le colérique parlera vite, troublant l’ordre logique de la phrase, et sa voix, comprimée par le feu présent dans les artères, montera dans le registre aigu.Avant de renaître sur la scène, la description de ces symptômes avait étoffé le savoir de l’orateur antique. Les jeunes rhéteurs pouvaient apprendre l’imitation des passions dans le chapitre consacré à l’actio, la partie de l’éloquence réservée à l’art de fléchir la volonté du jury à travers le langage non verbal du corps. Sénèque, le pédagogue utopique de Néron, a utilisé ce savoir dans le De Ira, lors d’une description terrifiante de la colère, prévue dans un but dissuasif:«Aussi quelques sages l’ont-ils définie une courte folie. […] Pour vous convaincre que l’homme ainsi dominé n’a plus sa raison, observez l’attitude de toute sa personne: de même que certains délires ont pour signes certains le visage audacieux et menaçant, le front rembruni, l’air farouche, la démarche précipitée, des mains qui se crispent, le teint qui s’altère, une respiration fréquente et convulsive, tel paraît l’homme dans la colère. Ses yeux s’enflamment, étincellent; son visage devient tout de feu; le sang pressé vers son coeur bout et s’élève avec violence; ses lèvres tremblent, ses dents se serrent; ses cheveux se dressent et se hérissent; sa respiration se fait jour avec peine et en sifflant; ses articulations craquent en se tordant; il gémit, il rugit; ses paroles entrecoupées s’embarrassent; à tout instant ses mains se frappent, ses pieds trépignent, tout son corps est agité, tout son être exhale la menace: hideux et repoussant spectacle de l’homme qui gonfle et décompose son visage. On doute, à cette vue, si un tel vice est plus odieux que difforme».La tradition attribuait même à Sénèque l’application de ces principes à l’art dramatique, et notamment dans sa tragédie Octavia, consacrée aux scandales des dernières années du règne de Néron. Au deuxième acte [vers 437-592], Sénèque tente d’entraver le dessein opiniâtre de l’empereur de répudier son épouse légitime en faveur de la belle Poppée. Le dialogue débute dans le calme, la parole alterne d’un interlocuteur à l’autre dans des intervalles de temps réguliers. Puis le ton monte, la longueur des tirades diminue accélérant le rythme de l’action jusqu’au paroxysme, les interlocuteurs finissant par se couper la parole pour aboutir à une véritable crise de nerfs.

Monteverdi

«Oubliée depuis l’Antiquité», l’imitation de la colère «renaît» sur la scène lyrique dans le Combat de Tancrède et Clorinde de Monteverdi, un soir de 1624 dans les salons du palais Mocenigo à Venise. Au niveau de l’écriture, les résultats n’ont pas de précédents et confirment l’image d’un Monteverdi scapigliato, novateur et méfiant à l’égard des conventions académiques. Mais leur arrière-plan scientifique reste très traditionnel. On ignore ses sources, car, consciemment ou non, la nature humaine dont parle Monteverdi reste une nature disciplinée par un savoir et un contexte culturel précis. Son père est médecin et on aurait aimé être une mouche pour assister à leurs conversations. Mais le résultat épouse parfaitement la typologie consacrée de la colère, cautionnée par l’éthique, la médecine et la rhétorique antiques. L’œuvre paraît en 1638 dans l’édition du huitième livre des madrigaux avec son mode d’emploi, une célèbre préface contenant une description détaillée de l’intention du compositeur. Afin de rendre les scènes de fureur guerrière lors du combat de Tancrède et de Clorinde, Monteverdi invente un nouveau style, qualifié de «concitato», excité. Le madrigal, qui se réclame une restitution de la danse pyrrhique antique – une danse guerrière -, doit être interprété col gesto, accompagné par le mouvement du corps, car ce n’est plus la forme mathématique de la colère qui intéresse, mais son expression somatique et verbale. Dorénavant, c’est par ses valeurs théâtrales, le texte et le geste, que la musique agit sur l’âme. Ainsila préface spécifie que les passions de l’âme humaine – colère, tempérance et humilité ou mélancolie -, sont au nombre de trois et que leur expression musicale suppose le choix d’un registre spécifique: à la mélancolie répond le grave, lent et retardé; à la tempérance, celui du milieu – le «juste milieu» – et à la colère, l’aigu. Quant au rythme de la phrase, l’homme en proie à cette fureur parlera très vite en doubles croches (biscrome). Monteverdi est évasif sur ce point, mais la raison est un lieu commun bien connu dans la littérature théorique: au feu de la colère répond le mouvement rapide des sons aigus et la rapidité de l’aigu est à la mélodie ce que le rythme des doubles croches (biscrome) est à la durée.J’ai remarqué que parmi nos passions, il y en a trois qui sont essentielles, la colère, la tempérance et l’humilité ou supplication, comme l’affirment nos plus grands philosophes et le vérifie la nature propre de notre voix qui peut être aïgue, moyenne ou grave et l’art de la musique les met également en valeur dans les mots concitato, agité, molle, et temperato. Dans toutes les œuvres des compositeurs du passé, je n’ai pas pu trouver un exemple du style agité, bien qu’il y en ait beaucoup du style doux ou tempéré. Pourtant, Platon a décrit ce genre dans le troisième livre de la République […]. J’ai donc décidé de redécouvrir cette musique, et je n’ai pas ménagé ma peine. J’ai considéré que, selon tous les meilleurs philosophes, c’était le vif mètre pyrrhique qui servait pour les danses guerrières, les danses agitées, alors que le lent mètre spondaïque servait pour exprimer le contraire. C’est ainsi qu j’ai commencé à comprendre qu’une ronde entière correspondait à un temps spondaïque, cependant qu’une ronde divisée en seize doubles croches successives, battues l’une après l’autre et reliées à un texte contenant colère et indignation, pouvait bel et bien ressembler à l’affect que je cherchais. (C.Monteverdi, Madrigali guerrieri e amorosi, l. VIII, 1638, préface).En 1642, l’altercation violente entre Néron et Sénèque dans l’Octavia de «Sénèque», sert de modèle à Gian Francesco Busenello, librettiste du Couronnement de Poppée, mis en musique par Monteverdi. Fort de son expérience de 1624, Monteverdi applique une fois de plus les principes du stile concitato. L’altercation se traduit par un conflit de registres. Sénèque, qui incarne la raison, parle dans le grave, alors que pour le rôle de Néron, la partition originale prévoit une voix de castrat. Alors que Sénèque conclut ses tirades en descendant, Néron, en proie à des sautes d’humeurs de plus en plus convulsives, lève constamment sa voix vers l’aigu; il procède en montantpar gradation, multipliant les dièses qui altèrent la tension des notes vers l’aigu. Il en va de même pour le mètre, compressé progressivement par les interjections de plus en plus coupantes des deux interlocuteurs, jusqu’au débordement furibond de l’empereur, contrarié au plus profond de son âme par la dialectique de fer de son maître.Cette esquisse sommaire ne saurait parvenir à sa conclusion sans mentionner le dessein de Monteverdi, dans son parcours, de créer une nouvelle rhétorique musicale en mesure de rendre l’ensemble des passions humaines. Après l’expérience de 1624, et avec une sorte de logique implacable, il rend au théâtre l’imitation de l’affect que la culture médicale de l’époque regardait comme l’étape ultérieure de la colère dans l’échelle des tensions de l’âme, l’état d’altération produit par l’esprit chauffé à blanc atteignant les degrés de température les plus intenses: la fureur. En 1627, un échange de lettres entre maître et le poète Giulio Strozzi, formule le projet de représenter la folie simulée dans l’opéra La Finta pazza Licori (inachevé). Monteverdi jetait ainsi les bases de la scène de folie qui devint un lieu commun dans l’histoire de l’opéra, de la Finta pazza de Sacrati (1641)- qui mit en musique le livret de Strozzi- , à la Lucia di Lammermoor de Donizetti, en passant par le Roland de Lully, l’Orlando furioso de Haendel ou de Vivaldi. Il s’agit là d’un chapitre de l’histoire de l’opéra et de la médecine dont l’étude mériterait tout un livre; sans parler de la longue et fascinante histoire de la mélancolie, bien connue en histoire de l’art mais encore inédite en musicologie.

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