La nouvelle exposition photographique proposée par Michèle Auer Ory et le livre qui l’accompagne créent l’événement au BAC de Genève. Les 300 œuvres de la Collection Auer Ory présentées réconcilient, après de nombreuses tribulations, la photographie et le monde de l’art.
Dès la création de la photographie en 1839, les affrontements furent nombreux entre les peintres et ceux qui pouvaient saisir le réel instantanément. Si certains peintres furent virulents par peur de perdre leur clientèle et leur prestige, d’autres comprirent la nécessité de faire évoluer leur art vers de nouveaux territoires. Le réalisme étant «réservé», il s’agissait de trouver sur la toile d’autres formes, d’autres styles, d’autres émotions. De ces oppositions, alliances et complémentarités, a pu naître un dialogue qui a fait basculer l’art vers la modernité du XXe siècle.
Peu après 1839, les photographes furent d’abord des techniciens lettrés et fortunés, friands d’expérimentation et conscients de l’impact de leurs prises de vue. À cette époque: image = magie. La photographie (procédé technique de captation du visible par image fixe) s’inspire des peintres et, après bien des portraits promotionnels et des paysages classiques, voire bourgeois, elle devint un art pictural à part entière. Mais il lui aura fallu, pour cela, gagner ses lettres de noblesse et attendre l’article de Peter Henry Emerson: Photography: a pictorial art (1886). Cette défense d’une légitimité artistique est suivie par l’essai de Robert de la Sizeranne: la photographie est-elle un art ? (1889) Le pictorialisme vient de naître.
La photographie essaie alors de se faire admettre parmi les Beaux-Arts. De nombreux autres mouvements suivront. Il est impossible de les citer tous et de les classer chronologiquement car ils se fécondent et se chevauchent avec bonheur: futurisme, constructivisme, lettrisme, surréalisme, De Stijl, Dada, Bauhaus, happening, pop art, hyperréalisme… Depuis le XIXe siècle, plus de soixante-dix mouvements artistiques auront été fondés, guidés ou accompagnés par la photographie.
Le procédé technique se fit l’allié de quelques peintres. C’est ainsi que l’on vit Maurice Utrillo (1883-1955), alors qu’il était enfermé, peindre ses vues de Montmartre d’après des cartes postales. Aujourd’hui encore, Gerhard Richter (1933), peintre et photographe, interprète des photographies de presse ou d’albums de famille sur des toiles de grand format. Il peint aussi directement sur les images argentiques. Les usages et les processus créatifs, inspirés ou complétés par la photographie, seront nombreux et ne cesseront de se multiplier jusqu’à la photographie plasticienne et à l’art contemporain.
N’oublions pas les écrivains, dont Émile Zola et Michel Butor, qui furent aussi photographes à leurs heures. Les images constituent pour eux un mode d’expression à part entière, une documentation iconographique qui enrichit leurs textes et un support pour l’analyse critique et la poésie. Jacques Prévert et Izis visitent Londres, Jean Giono et Hans W. Silvester, la Camargue. Et les arts se conjuguent autour de Picasso, Jean Cocteau, Daniel Gélin, Janine Janet, Claude Pinoteau… à l’occasion du film Le testament d’Orphée. Lucien Clergue en témoigne dans son livre Phénixologie, préfacé par Pierre Bergé, cofondateur de la maison Yves Saint-Laurent et grand mécène.
Toujours Picasso: rappelons-nous ses portraits en situation et les reportages qui le mettent à l’honneur en compagnie de célébrités. Ces images contribuèrent largement à sa renommée. Mais le Maître fut aussi photographe et développa la technique du «cliché-verre» avec la complicité de Brassaï. Le tirage d’épreuves photographiques se fait à partir d’une plaque de verre peinte par Picasso ou d’une plaque photographique gravée par Brassaï. L’atelier silencieux de Picasso est visité par David Douglas Duncan : présence des toiles, absence de l’artiste, œuvre photographique en noir et blanc.
Dans l’exposition, nous découvrons encore le portrait de Le Corbusier (1887-1965) l’architecte qui fut également urbaniste, peintre et sculpteur, réalisé vers 1940 par Willy Maywald. Il utilisa la photographie comme documentation utile à ses créations mais fit appel, régulièrement, à des photographes majeurs dont Lucien Hervé, Robert Doisneau et René Burri, afin de promouvoir ses œuvres et de construire sa notoriété.
Si la Prostituée à Paris vers 1900, photographie d’Eugène Atget (mort en 1927), nous semble essentiellement documentaire, Robert Desnos y verra, dans les colonnes du journal Le Soir en 1928, une œuvre à l’avant-garde du surréalisme. Les fantasmagories produites par l’image permettent d’élaborer des discours, de débattre et de provoquer. Compass de Man Ray (tirage au bromure 30 x 24, vers 1930) – que l’on peut traduire par compas ou boussole – apparaît comme un symbole possible des rapports entre la photographie et les arts. Un aimant suspendu à un fil retient un révolver. Sans doute la photographie est-elle représentée par l’arme, à moins que ce ne soit par la surface aimantée… Peinture ou photographie: qui attire l’autre, qui se sert de l’autre ? Et le fil – qui nous représente ? – retient l’ensemble. Compass se révèle comme l’icône» du surréalisme.
Aujourd’hui, nous avons oublié tous ces aléas. La photographie s’est insérée progressivement au cœur du dispositif créatif et artistique de bien des mouvances. Les techniques mixtes, les performances, les installations et la médiatisation, ont fait la part belle à l’image photographique comme matériau et technique. Parfois, elle devient l’unique trace d’une expérience éphémère et matière à réflexion, à création. La photographie a pris place dans le monde de l’art au rythme des innovations qui, durant les XIXe et XXe siècles, motivèrent les artistes à repousser leurs limites. Aujourd’hui, cette intégration nous semble naturelle car elle se fit au gré des modes, de l’évolution de la société et de la pensée humaine. Les nouvelles technologies et les nouveaux talents permettront de poursuivre ce long processus. Parce qu’il était urgent de rappeler ces tribulations et d’en redécouvrir les images, l’exposition issue de la Collection Auer Ory arrive à temps.
Le livre richement illustré qui accompagne l’exposition réunit les signatures de Michèle Auer Ory, Alain Fleig, Philippe L. Gross, Peter Knapp, Claude Maillard, Cäsar Menz. La photographie est replacée dans le contexte de chaque époque et de chaque mouvement. Sans être chronologiques, les textes nous éclairent sur la photographie, son histoire et son apport au monde de l’art.