C’est à l’occasion d’un mariage, en avril 1970, que j’ai rencontré le grand peintre Oskar Kokoschka. Simple échange de politesses,mais qui m’a fait une forte impression. Cela se passait au Palace de Montreux, perle de la Riviera vaudoise, où il était venu en voisin (il habitait Villeneuve). Parmi les invités de marque, la plupart appartenaient au monde de la musique.En effet, comme il le déclarera dans sa biographie (Mein Leben, 1971), Kokoschka a entretenu dès sa jeunesse «une relation plus directe avec les musiciens qu’avec les peintres ou les écrivains», malgré le fait que lui-même n’a jamais su lire une note ni maîtriser un quelconque instrument. Parmi ses familiers on compte des compositeurs (Schönberg, Markevitch), des chefs d’orchestre (Furtwängler, Solti), des pianistes (Abel, Menuhin) et un violoncelliste (Casals), certains ayant même posé pour lui.Bien entendu, cette passion de Kokoschka pour la musique a aussi alimenté son œuvre picturale, et cela dès le début, comme l’a démontré l’exposition organisée en 2007 auMusée Jenisch de Vevey, siège de sa Fondation. On pouvait y admirer notamment la seconde version du tableau Le Pouvoir de la musique (1966-76), véritable manifeste de son art. L’exposition rendait compte aussi de son activité scénographique, couronnée par les décors et costumes de La Flûte enchantée, donnée à Salzbourg en 1955 et 1956 (autres décors sur le même thème, furent présentés au Grand Théâtre de Genève, en 1965 et 1971).C’est dans ce cadre «musical» qu’il faut replacer le dessin reproduit ici. Selon le collectionneur, ledit dessin représente la pianiste Lydia Fournier. Née en 1902, elle a épousé en premières noces le violoncelliste russe Gregor Piatigorsky. Son second mari, Pierre Fournier, auquel elle donnera un fils, était, lui aussi, violoncelliste. Bien que Français de Paris, il vivait en Suisse depuis 1956. D’où les relations étroites et suivies entre ce couple de musiciens et le peintre.
Le dessin en question, exécuté à la plume, tient de la caricature: grosse tête, bras grêles, doigts filiformes. Et c’est peu dire que le modèle n’est pas flatté: profil accusé, nez gros, menton fuyant, cheveux raides. Quant à l’action, elle prête franchement à sourire. En effet, on voit la femme brandir une bougie allumée, au beau milieu d’un essaim de moustiques, dont l’un lui pique le nez.«Où sont les mosquitos ?», dit explicitement la légende, inscrite en haut de la page. Une autre, en forme d’injonction, lui répond tout en bas: «il (ne) faut pas gratter les jolies jambes». Ces jambes, qu’on ne voit pas, devaient constituer l’atout et la fierté de la dame, sinon pourquoi l’artiste y ferait-il allusion ? En tout cas, ce genre de compliment trahit la grande complicité liant l’un et l’autre artistes.Il faut encore remarquer que le dessin est dûment signé (en haut, sous le point d’interrogation) du fameux monogramme OK, tracé avec la même encre que la légende et la figure.Malheureusement, placé comme il l’est, le monogramme se reconnaît mal parmi les gribouillis représentant les insectes. C’est la raison pour laquelle, par souci de clarté, le nom de Kokoschka se trouve répété en bas du feuillet, écrit cette fois en toutes lettres et au stylo à bille, la mise entre parenthèses signifiant que le rajout n’est pas de la main du maître.Validation supplémentaire, donc, servant à prévenir une querelle d’experts. Car la destinataire du dessin était sûrement persuadée – l’avenir ne l’a pas démentie – que son album de souvenirs lui survivrait et serait mis en vente…Ultime question: quand et où faut-il situer l’épisode des moustiques envahisseurs ? Probablement dans les années 60, lors d’une chaude soirée d’été, passée entre amis, quelque part sur la rive helvétique du Léman.