Pascin le «viveur»

Artiste emblématique des «années folles», Pascin fut d’abord un poète du désir et de l’angoisse. Sa vie de bohème et sa mort tragique en font un frère cadet de Nerval.Et tout cela se joignait, se chevauchait, s’accouplait tranquillement dans l’empirede la mort. La chair, sous la canicule, perdait son poids, ses épaisses dimensions pour se marier à l’éther (…). Il semblait que le cimetière fût en chaleur…». Cette étrange description, érotique et macabre, a été inspirée à l’écrivain Joseph Delteil par l’œuvre et la personne du peintre Jules Pascin, qui eut son heure de gloire durant le premier tiers du XXe siècle, et qu’on redécouvre aujourd’hui1.L’exaltation simultanée du sexe et de la mort, d’Éros et de Thanatos, on la trouveévidemment chez beaucoup d’artistes. Mais chez Pascin elle est constante, explicite, ardente, extrême. Si l’on pouvait ôter au mot sa connotation péjorative, et lui donner un sens positif, absolu, on pourrait dire que Pascin fut par excellence un viveur: quelqu’un qui ne cherche qu’à vivre, qui travaille à se soutenir dans la vie, à exalter la vie, dans son privé comme dans sa peinture. Thanatos est une présence constante, obsédante, angoissante: seul Éros est assez lumineux pour chasser son ombre. La chair mortelle est la plus paradoxale et la plus sûre ennemie de la mort. Jules Pascin2 s’appelait en réalité Julius Pinkas. Il est né en 1885 à Vidin, en Bulgarie, dans une famille juive séfarade. Tout jeune, ce garçon follement doué pour le dessin fuira l’atroce despote qu’était son père,...

Artiste emblématique des «années folles», Pascin fut d’abord un poète du désir et de l’angoisse. Sa vie de bohème et sa mort tragique en font un frère cadet de Nerval.
Et tout cela se joignait, se chevauchait, s’accouplait tranquillement dans l’empirede la mort. La chair, sous la canicule, perdait son poids, ses épaisses dimensions pour se marier à l’éther (…). Il semblait que le cimetière fût en chaleur…». Cette étrange description, érotique et macabre, a été inspirée à l’écrivain Joseph Delteil par l’œuvre et la personne du peintre Jules Pascin, qui eut son heure de gloire durant le premier tiers du XXe siècle, et qu’on redécouvre aujourd’hui1.L’exaltation simultanée du sexe et de la mort, d’Éros et de Thanatos, on la trouveévidemment chez beaucoup d’artistes. Mais chez Pascin elle est constante, explicite, ardente, extrême. Si l’on pouvait ôter au mot sa connotation péjorative, et lui donner un sens positif, absolu, on pourrait dire que Pascin fut par excellence un viveur: quelqu’un qui ne cherche qu’à vivre, qui travaille à se soutenir dans la vie, à exalter la vie, dans son privé comme dans sa peinture. Thanatos est une présence constante, obsédante, angoissante: seul Éros est assez lumineux pour chasser son ombre. La chair mortelle est la plus paradoxale et la plus sûre ennemie de la mort.

Jules Pascin2 s’appelait en réalité Julius Pinkas. Il est né en 1885 à Vidin, en Bulgarie, dans une famille juive séfarade. Tout jeune, ce garçon follement doué pour le dessin fuira l’atroce despote qu’était son père, négociant en grains, et gagnera Vienne, Munich, Berlin, autant de villes où se formeront sa jeunesse et son art. En 1905, il débarque à Paris, qui deviendra sa cité d’élection – même s’il en connaîtra d’autres, notamment New York et La Havane, durant la Première Guerre mondiale. Cet artiste inclassable, on a voulu le classer dans une prétendue «École de Paris», censée réunir une pléiade d’artistes de toutes nationalités, et qui eurent en commun de vivre dans la capitale française durant les «années folles» de l’entre-deux-guerres (Chagall, Soutine, Kisling, Utrillo, Modigliani, Van Dongen…). Mais si Pascin eut des maîtres et des inspirateurs, il n’était assurément pas l’homme d’une école. Sans avoir l’ampleur ni la puissance démiurgique de celle de Picasso, son œuvre lui ressemble par sa complète liberté stylistique. Chez ces deux peintres, le style est constamment changeant; ce qui demeure, ce qui commande, c’est la puissance même de créer. La forme, toujours, est au service de la force. Pascin, comme Picasso, sont dionysiaques avant d’être apolliniens.Ajoutons que Pascin se tient au carrefour de plusieurs styles et de plusieurs cultures. Lui qui venait du monde slave, ses séjours à Munich, Vienne et Berlin l’ont mis en contact avec l’art germanique (à son tour, il influencera George Grosz, qui reconnaîtra sa dette à son égard). Mais cela ne l’empêcha pas d’être fasciné par le XVIIIe siècle français ou le XVIe siècle italien, ni d’être touché, pour une brève période il est vrai, par le cubisme, ou d’être impressionné par ses aînés Matisse et Bonnard. Expressionniste allemand, il fut un fauve français, sans être vraiment ni l’un ni l’autre. Que de présences, que d’influences ! Quelle polyphonie, menacée par la cacophonie ! Mais Pascin n’en est pas moins lui-même: à chaque style, il empruntera cela seul qui va servir son obsession érotique, inspirer sa satire angoissée de la mort.Son univers est décidément personnel, irréductible, et jusque dans le choix de ses sujets qui souvent ne ressemblent à riende connu. Que penser d’une œuvre comme Les Pâtres ? Ou de la double version du Jugement de Salomon, d’après l’épisode biblique ? Ou encore du surprenant portrait de Marcel Sauvage et sa femme ? Ces trois créations parviennent à susciter un malaise singulier: elles débordent de sens et de présence, mais il reste impossible de déterminer leur signification, leur degré de réalité ou de fantasme; impossible surtout de savoir si la vie ou la mort y triomphe.Les Pâtres propose une scène dont il n’est pas suffisant de dire qu’elle est surréaliste pour en évacuer l’étrangeté. Car en somme, elle n’est pas surréaliste. Elle conjugue seulement, sur le ton de l’évidence, le naturel et le scabreux. Le personnage de gauche, nu, est un garçon-fille affublé d’un masque de carnaval; la femme de droite regarde placidement un bouc en train de la solliciter d’étrange manière, en riant dans sa barbe. Et que voit-on encore: une autre femme, aux seins nus comme si elle avait allaité sa voisine, un homme emmitouflé mieux qu’en hiver, et qui joue d’une espèce de trompette. Bref, les pâtres sont de bien curieux citoyens, et leurs chèvres n’ont pas précisément le comportement attendu. Tout ce que l’on croit savoir des relations entre les êtres et de la structure du monde est mis en question: c’est la confusion des espèces, des sexes, des âges, des saisons.Dans le Jugement de Salomon, la scène biblique nous est présentée sous deux angles différents. Les deux femmes apparaissent de face et de profil. Le bourreauet le bébé sont offerts de dos et de face. Comme Picasso, quoiqu’en deux temps et sur deux feuillets différents, Pascin nous propose et nous impose plusieurs angles à la fois, plusieurs moments simultanés. Il défie, dans l’humour et l’angoisse, les tabous du temps et de l’espace. Avant que le bébé ne soit tranché par le bourreau, c’est notre vision même qui est coupée en deux. Quant au portrait de Marcel Sauvage et sa femme ! Non seulement, comme dans Les Pâtres, les générations sont ici brouillées, car on dirait plutôt un père et sa jeune fille, mais surtout cette idée humoristique de peindre le couple dormant dans un fauteuil, avec une sensualité languissante et inconsciente, n’est-ce pas une idée inquiétante ? Le sommeil, lui aussi, est une petite mort.

Bien sûr je décris là des créations singulières, qui ne sont pas représentatives de tout l’œuvre de Pascin, il s’en faut: ce qui frappe d’abord quand on feuillette un catalogue de ce peintre, ce sont d’innombrables nus, des portraits de son épouse Hermine, et mille scènes de genre, de rue ou de bordel, qui ne menacent pas a priori notre perception naturelle des choses. Néanmoins cette inquiétante étrangeté dont on vient de voir trois exemples extrêmes, nous la retrouvons presque invariablement chez lui, même lorsqu’il traite les sujets les plus classiques: ses nus sont tourmentés, heurtés, parfois boursouflés ou monstrueux, et très souvent respirent dans une atmosphère lourde, voire sordide. Rarement, et presque exclusivement quand il peint les femmes aimées, les femmes de sa vie, Pascin accède à l’apaisement: en particulier lorsqu’il restitue dans toutes ses nuances le subtil et fin visage de sa compagne Hermine. Ici, la tendresse est plus forte que l’angoisse; un baiser ferme la bouche du démon satirique, et l’obsession s’estompe en mélancolie. Dans les œuvres des dernières années, celles de la «période nacrée», la lumière et la sérénité, décidément, ne semblent plus inaccessibles, et la chair, comme l’écrit Delteil, «se mari[e] à l’éther».Un autre écrivain, Paul Morand, fit en 1931 l’éloge de son défunt ami, qu’il comparait à Nerval. Il est vrai que les deux artistes se suicidèrent par pendaison. Nerval en 1855, Pascin en 1930, en pleine gloire. Une gloire qu’il dut considérer comme un mensonge, une imposture. Car les marchands d’art s’étaient mis à l’apprécier pour sa «manière nacrée», qui leur paraissait flatteuse, vendeuse. Ilsréclamaient de lui qu’il se répète, qu’il en rajoute dans le sfumato, dans les pastels complaisants; qu’il laisse croire qu’Éros et Thanatos avaient fait la paix. Pascin a préféré mourir. Cependant, sa ressemblance avec Nerval ne s’arrête pas à leur manière de se suicider. «Tant de choses les rapprochent», écrit encore Morand, «leur bohème, leur jeunesse en Allemagne, leur vie en Orient, leur mépris des convenances, leur amour des femmes…». On pourrait ajouter: leur passion de l’absolu. Leur conscience que cette passion tue, mais ne se refuse pas.


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