Emblème du design italien, Patrizia Moroso célèbre les soixante ans de l’entreprise familiale. À sa façon. Toujours dans l’anticipation, toujours là où la production industrielle ne l’attend pas. De contaminations artistiques en approches multiculturelles, son génie du mouvement s’impose sur la scène internationale.
Le design bouge à Udine. Et à partir d’Udine, tout se transforme et se déplace. Non seulement l’avenir du design qui s’élabore ici pour conquérir le monde, mais la firme même de Moroso, dont la nouvelle architecture porte le sceau de David Adjaye, le grand architecte afro-britannique proche de l’art conceptuel. Dans cette petite ville du nord-est de l’Italie, située sur les voies transalpines du Frioul, l’enchevêtrement des faits, des gens, des inspirations et des cultures tisse la trame de la vie. On parle ici de l’architecte chinois Zhang Ke qui a réalisé l’installation du showroom du label au dernier Salon international du meuble de Milan; de la deuxième édition du Prix Moroso pour l’art contemporain conclue cette année; de Patricia Urquiola et de son nouveau canapé M.A.S.S.A.S, bloc sculptural émoussé par la coupe d’une lame imaginaire qui s’ajoute à la haute couture des rembourrages propre à la marque…
À la tête de cette aventure polyédrique, Patrizia Moroso. Son attention aux signes qui éclairent notre monde contemporain, dûment attisée par ses études en histoire de l’art, n’a d’égale que son ouverture à l’avenir et à l’invention. Elle préside ainsi, depuis trente ans, aux destinées de la petite fabrique familiale de meubles traditionnels, établie en 1952. Au début des années quatre-vingt, période de crise, elle accepte de lâcher l’Université de Bologne pour aider son père, avec son frère Roberto, à sauver l’entreprise du naufrage. «À l’époque, personne ici ne s’intéressait à la recherche artistique, dit-elle. Les femmes étaient rares, voire totalement absentes dans l’univers industriel. Il a fallu faire comprendre aux miens ma façon de penser. En assumant la direction artistique, j’avais besoin d’avoir les coudées franches.»
Avec cet électron libre, insatiablement curieux de tout, le design de la maison s’est largement métissé – au-delà de l’enfermement général dicté par les tendances – et a choisi de sacraliser la création sous toutes ses formes et les tâtonnements propres à déployer des projets anticipatoires. De Ron Arad, architecte et designer israélien, au lancement du Néerlandais Tord Boontje, nommé depuis professeur au Royal College of Art à Londres, à Tokujin Yoshioka, designer de l’année 2007 à Miami Basel, ou encore au duo londonien Doshi & Levien, en passant par le sculpteur allemand Tobias Rehberger ou à l’artiste taïwanais Michael Lin, dont les fleurs exubérantes reproduites sur tissu habillent des fauteuils, l’éclectisme est devenu la signature de l’entreprise. Et son talent, celui d’inculquer à cette diversité une empreinte unificatrice. Il s’en dégage indissolublement une stimulation de l’idée, au sens élevé du terme et, comme note notre interlocutrice, «la métabolisation d’un monde comme je l’ai toujours imaginé, bonifié par la beauté et une nouvelle intelligence. Mon univers personnel était plein d’images fantastiques, de visions radieuses et certainement possibles. J’ai grandi en pensant pouvoir le faire et c’est ce que je tente de réaliser».
La technologie irriguée par l’artisanat Les desseins et les explorations ne sont pas que visions fugitives, ils sont aussi la réalité d’un processus de création auquel Patrizia Moroso intègre, de manière subversive, des approches artisanales inspirées par les civilisations du monde. On se souvient notamment de la collection M’Afrique inspirée par les arts et les savoir-faire traditionnels qui infusent la force et la luxuriance du continent africain à ses œuvres. Non seulement la designer ne réfrène en rien ces nomadismes culturels, mais elle n’a jamais été paralysée par l’énormité du monde industriel. En pleine gestion d’un design axé sur la série, les projets qu’elle dirige naissent comme des pièces uniques. Elle s’attache au travail de fabrication à tel point qu’elle en conserve les traces. À Udine, l’intérieur de sa demeure est un mélange de meubles vintage, d’objets venus d’ailleurs, de pièces d’art contemporain, d’œuvres de son mari, le peintre sénégalais Salam Gaye, et d’objets Moroso… Ils témoignent du développement de la créatrice, accueillent le défaut et retiennent dans leurs gènes l’intensité du dialogue entre l’hypothèse de l’objet et l’objet. «L’inachevé, c’est la vie. Je suis fascinée par le processus même de la production.» Pour souligner sa résistance à l’homogénéisation du design, il fallait l’hommage du soixantième anniversaire de l’entreprise que Patrizia Moroso a placé sous le signe de la métamorphose. Celle, évidemment, inhérente aux protagonistes du parcours de la firme et de son magistral changement de cap qui lui a permis d’exposer dans des grands lieux de l’art, le Moma de New York, le Centre Pompidou ou encore le Palais de Tokyo à Paris. Métamorphose, surtout, de toutes les circulations d’influences transformées en formes tangibles, telle qu’elle sera répercutée tout au long de l’année par une série d’événements saillants. À commencer par l’exposition de pièces iconiques, recomposées par l’artiste et designer Martino Gamper – réputé pour ses travaux mutants et dont la performance «100 chaises en 100 jours» a marqué les esprits – au Hangar Bicocca de Milan. Et par le livre Metamorfosi, à paraître début 2013, hors des structures et des schémas fixes, proposé comme un rendez-vous chaotique entre les langages, les traditions, les couleurs et les formes, jaillissement d’idées, de notes et de réflexions en tous genres qui racontent l’univers multiple où Patrizia Moroso aime se promener avec légèreté.