La rétrospective de l’artiste américain au musée madrilène est la plus complète réalisée à ce jour. Plus de 300 pièces – rarement montrées parce qu’elles appartiennent le plus souvent à des collections privées – révèlent la profonde influence de son œuvre sur l’art contemporain.
La vie de Paul Thek (1933-1988) fut une constante quête nomade, faite de fuites et de retours. Fuite hors d’une triste enfance brookliniennevers l’Europe en quête d’inspiration et de rencontres et retours incessants à New York à la recherche d’une reconnaissance américaine. Lassitude agacée face aux raideurs des musées et soif permanente d’être malgré tout acheté et exposé par ces derniers. Instabilité géographique extrême freinant sa notoriété et qui le contraint parfois à reprendre des petits boulots. Tiraillement entre son homosexualité affichée et le désir de se marier. Recherche mystique enfin, pendant quinze ans, séduit par le catholicisme et la vie monacale, multipliant les retraites spirituelles jusqu’au seuil de sa mort.Après des études d’art à New York, ses débuts sont précaires: il est tour à tour serveur, gardien de plage, chauffeur de taxi, agenceur de vitrines, employé de jardin botanique, marionnettiste… Puis c’est le vertige des voyages pendant 30 ans. Après Miami (première exposition en 1957), il part pour d’incessants séjours en Europe: la Norvège, la Hollande, l’Allemagne, et surtout l’Italie, entre Rome et l’île de Ponza. C’est aussi Paris, Amsterdam ou Londres, l’Égypte, la Suisse, et toujours New York.Reflets de cette agitation, les supports et les concepts utilisés sont foisonnants de diversité: peinture, sculpture, grandes installations hétéroclites, matières inhabituelles, cire, dents, cheveux, plumes, plexiglas, moulages de son propre corps, objets quotidiens empilés… Les références obsessionnelles à l’art, la littérature et la religion abondent également. Paul Thek questionne en particulier la tangibilité du corps humain, face à la société de consommation et la modernité. Ses fameuxReliquaires Technologiques créés entre 1964 et 1967 – inspirés par une visite aux catacombes palermitaines des Capucins et dénonçant aussi la guerre du Vietnam – sont conçus contre le minimalisme artistique alors omniprésent. Ces boîtes lisses et transparentes offrent en effet un contenu inattendu, d’un hyperréalisme morbide. Le dégoût que l’on ressent facilement devant les ossements blanchis des reliquaires baroques surtout parce qu’ils nagent dans les dentelles, les ors et les parements de soie, revient ici en négatif quand on découvre, sous la propreté du plexiglas, des moulages en cire de morceaux de chair encore sanguinolents… Les galeries raffolent certes de ces Pièces de Viande mais très vite Paul Thek se rend compte qu’on l’enferme dans un style et abandonne aussitôt le procédé.Il monte ensuite de vastes installations, des Œuvres en cours (Work in Progress) dont la plupart n’ont malheureusement survécu qu’en photo. Non réclamées par l’artiste, certaines pièces sont détruites, comme l’une des versions de The Tomb, moulage de son propre corps mis dans une ziggourat en bois rose vif, qui figure l’impuissance de l’artiste face à un monde dominé par le rationalisme et la technologie. La Dwarf Parade Table (Table de Parade du Nain), soutenue par un nain de jardin, est l’une des rescapées, où se manifeste comme toujours un sens mordant de l’ironie. Ironie sensible surtout dans l’origine de sa première Œuvre en Cours, lorsqu’il décide de convertir le processus de restauration de pièces fortement endommagées lors de leur transport, en l’exposition elle-même… Ironie toujours à la Stable Gallery de New York, où il expose son Fishman (moulage de son corps couvert de poissons) dans la cour de la galerie, laissant dans la salle d’exposition, seul le tableau de son amie Ann Wilson.
«Pyramides», «arches», «reliquaires», «tombes»… Les installations de Paul Thek sont des réflexions mystiques sur le temps, des ponts entre la grandeur du passé et les objets les plus prosaïques du présent. À ses yeux, elles découlent même d’une force créatrice qui transcende sa propre personne, puisqu’il n’hésite pas à requérir la participation active de ses amis dans leur montage, dénonçant aussi, par ce procédé qu’il intitule Artist Co-op, l’égocentrisme des artistes de sa génération. Comme celles d’un chaman célébrant des cérémonies visionnaires, ces Processions sont bâties autour des fêtes de Pâques ou de Noël; elles s’enrichissent de nouveaux éléments en fonction du lieu, un rituel en permanente évolution où le spectateur devient acteur.Plus intimistes, tout en abordant des sujets voisins, les Petites Peintures sont une échappatoire à la tension des œuvres collectives. Thek peint souvent sur du papier journal, badigeonnant les feuilles avant d’y inclure des motifs colorés et parfois des textes ironiqueset absurdes. Une fois encore, il installe avec humour les spectateurs devant ces dessins, dans des fauteuils dorés ou flanqués d’une petite table ronde et d’une orchidée…Si elle finit par représenter les États-Unis à la Biennale de Sao Paolo en 1985-86, l’œuvre de Paul Thek participe surtout du renouveau total de l’avant-garde des années 1960. Susan Sontag, amie de toujours et immense analyste des phénomènes culturels contemporains, lui dédie une œuvre maîtresse, Contre l’Interprétation (1968) et, après sa mort, Le SIDA et ses métaphores (1989). Thek sera toujours fidèle à sa volonté initiale d’aller à contre-courant des supercheries artistiques dans la sincérité de ses sentiments: «à cette époque à New York, dit-il, il y avait une tendance tellement généralisée vers le minimalisme, le non-émotionnel, et même l’anti-émotionnel, que je voulais à nouveau dire quelque chose sur l’émotion, sur le côté laid des choses. Je voulais restituer à l’art la fraîcheur de la chair humaine».