L’exposition «Passions partagées», qui célèbre les 25 ans de la Fondation de l’Hermitage à Lausanne, propose un saisissant résumé pictural du vingtième siècle: un siècle tragique, désespéré, lumineux malgré tout.
Dans un des poèmes les plus célèbres des Fleurs du mal, Baudelaire invoque les «Phares». Ce sont les peintres et sculpteurs qu’ilvénère, et qui ne cessent d’éclairer sa nuit: Rubens, Léonard de Vinci, Rembrandt, MichelAnge, Puget, Watteau, Goya, Delacroix. S’il avait été notre contemporain, quels artistes du vingtième siècle aurait-il ajoutés à sa liste ? La question n’aura jamais de réponse. D’abord parce que Baudelaire, vivant au vingt-et-unième siècle, ne serait plus Baudelaire, mais aussi et peut-être surtout parce que nous ne voyons plus guère les peintres comme des phares qui éclairent notre nuit, et guident nos vaisseaux inquiets. Ou du moins, nous craignons que ces phares ne soient eux-mêmes pris dans la tempête, eux-mêmes naufragés. Dès lors, comment pourraient-ils nous indiquer le cap que nous avons perdu ?De Cézanne à Rothko, de Monet à Baselitz, de Bonnard à Sam Francis, de Renoir à Anselm Kiefer, la distance est plus grande, le gouffre plus profond qu’entre Léonard de Vinci, le plus ancien des artistes invoqués par Baudelaire, et Delacroix, le plus «moderne». Qu’avaientils en commun, tous les «phares» du poète ? Quel était leur bonheur, que nous n’avons plus, et que partagent encore les peintres les plus «anciens» de cette exposition: Monet, Renoir, Degas ? Eh bien, le monde, sous leurs yeux, ne se dérobait pas ; ils le saisissaient dans sa beauté, et du coup l’atteignaient aussi dans sa vérité. Entre le peintre et le monde, la confiance était naturelle, indéfectible – et peu importe que l’artiste crût seulement «imiter» la nature, ou qu’il ait déjà considéré (comme Baudelaire, mais aussi bien Vinci lui-même) que la peinture est cosa mentale, qui recrée ce qu’elle représente. Ce qui comptait, c’était la solidité des choses, la certitude de l’esprit, la sûreté de la main traductrice.
Le vingtième siècle est venu, et tout cela fut ébranlé, parfois détruit. Pas tout de suite ni pour tous les artistes, bien sûr: il serait inexact, par exemple, de prétendre que Picasso n’a pas confiance dans le monde ni dans son propre esprit. Et du côté des abstraits, si Kandinsky renonce à la figuration, ce n’est pas parce qu’il craint de ne plus pouvoir proférer la vérité ni la beauté des choses. Non, c’est pour les atteindre plus sûrement, pour mieux s’unir au monde. L’artiste, à ses yeux, est investi d’une mission spirituelle, et doit guider l’humanité: autant dire qu’il tient le peintre pour un «phare». Quant à Picasso, il le tenait pour un démiurge. Voilà donc deux créateurs qui continuent, en somme, la grande tradition «baudelairienne». Pourtant, ce sont bien des hommes du vingtième siècle: tous deux, ils sont sommés de répondre à une question qui ne se posait pas à leurs prédécesseurs. Si Kandinsky invente l’art abstrait, si Picasso bouleverse, en le recréant, le monde de l’expérience concrète, c’est bien qu’ils sont poussés, l’un et l’autre, à tout réinventer, à tout repenser. Cette nécessité, au fil des ans, ne cessera de devenir plus brûlante, plus tragique, plus désespérée: qu’est-ce donc que le monde, et qui suis-je en face du monde ? Quelle confiance entre nous ? Quelle lumière ? L’artiste, un phare ? Mais la tempête obscurcit tout.
Cette tempête, pour le dire d’un mot, ce sont les guerres du vingtième siècle; c’est la catastrophe européenne et l’inhumanité de l’univers concentrationnaire, dont témoignera directement l’œuvre d’un Fautrier – mais les tableaux d’Anselm Kiefer, de Georg Baselitz ou d’Arnulf Rainer ne continuent-ils pas d’en être hantés ? Quand une civilisation se renie, quand elle détruit l’humain dans l’homme, comment s’étonner que l’artiste en vienne à douter du monde comme de lui-même, de la beauté comme de la vérité ? Au pire, il doit enterrer ces cadavres, au mieux recréer de toutes pièces un autre monde, et sans le secours d’un passé discrédité. Comment ne pas voir, dans l’homme distordu de Francis Bacon, dans l’homme émacié d’Alberto Giacometti, le juste autoportrait du vingtième siècle ? Qu’ils sont loin, hélas, les paradis de Renoir ou même de Matisse ! Leur grâce désormais semble interdite. Comme paraissent interdits les paysages qu’un Cézanne, un Hodler osaient construire avec tant de confiance et d’autorité.On trouvera peut-être notre description bien sombre, bien apocalyptique: après tout, nombre d’œuvres exposées à l’Hermitage sont méditatives et lumineuses (de Signac ou Sisley jusqu’à Mark Rothko), humoristiques (Dali, Magritte, Schwitters) amusantes (Markus Raetz, Alex Katz), sereines et nobles (Braque, Nicolas de Staël). Sans doute. Mais Signac, Sisley, Braque lui-même sont des hommes d’avant la catastrophe. Quant à l’humour (celui du dadaïsme, du surréalisme, du pop-art ou du piège visuel), il fait bon ménage avec le sentiment de l’absurde. Enfin, la lumière de Rothko, la sereine noblesse de Nicolas de Staël sont l’œuvre de deux angoissés, qui tous les deux se donneront la mort…Il ne faut pas désespérer pourtant: même à la fin du vingtième siècle, le premier mouvement de l’être humain, face au monde, demeure la confiance, l’envie de dire oui. Aujourd’hui comme au temps de Baudelaire, comme au temps de Léonard, la vie croit en elle-même, la vie persévère. Et ce que l’on continue d’appeler la vérité ne peut pas éternellement se chercher hors de la beauté. Un Gerhard Richter, qui par le biais de la photographie retrouve les formes et la stabilité du monde, semble le pressentir.Au reste, notre temps demeure plus «baudelairien» qu’on ne pourrait croire: le poète des Fleurs du mal ne décrivait-il pas les œuvresdes grands peintres non seulement comme des phares, mais aussi comme des «appels de chasseurs perdus dans les grands bois» ? Ainsi donc, même avant le vingtième siècle, même au temps des plus calmes certitudes, l’artiste ne fut jamais qu’un chasseur perdu ! N’est-ce pas pour cela qu’il se trouvait si bien ? Si donc il est un phare battu par la tempête, gageons qu’il y résiste et continue de nous donner ses signaux de lumière.