Philippe + Cramer entre sujet et objet

On est loin du design starisé à l’extrême des grandes maisons de meubles, si assurées, depuisquelques années, de polariser l’attention grâce au lancement de pièces uniques et les séries limitées. Quitte à passer à côté de la confusion stratégique qui efface volontairement les frontières entre l’art et le design, Philippe Cramer monte en puissance en restant volontairement dans la confidence.Dès sa première collection, en 2000, ses objets ont exploré ses visions intimes, en s’octroyant la liberté comme un luxe caché. Pas d’effets de mode, chez ce créateur aux allures de dandy moderne un peu décalé, mais un réseau complexe de fantasmes où se reflètent les images du monde ainsi filtré. Un univers grave et farfelu, imprégné de culture helvétique, proposée sans cérémonie. Du rouge et du blanc, du bois massif, des géométries impitoyablement précises revisitent la valeur suisse traditionnelle du goût de l’essentiel, formel et fonctionnel.Mais aucun de ses objets, canapé, carafe, lampe, vase, sculpture ou bague n’a jamais su s’y réduire, trop occupés qu’ils sont à raconter des fragments de vie prêts à être emportés par le désir du spectateur. «La tabula rasa n’est pas une fin en soi, mais une étape nécessaire au processus de reconstruction humain, émotif et sensuel ». Le minimalisme dépersonnalisé avait-il atteint son apogée sous l’effet de la globalisation au tournant du millénaire ? Philippe Cramer, convaincu que l’aspect émotif est un des éléments-clés de l’objet de luxe du XXIe siècle, prend sciemment le contre-pied du courant dominant par des créations inanimées qui ne...

On est loin du design starisé à l’extrême des grandes maisons de meubles, si assurées, depuisquelques années, de polariser l’attention grâce au lancement de pièces uniques et les séries limitées. Quitte à passer à côté de la confusion stratégique qui efface volontairement les frontières entre l’art et le design, Philippe Cramer monte en puissance en restant volontairement dans la confidence.Dès sa première collection, en 2000, ses objets ont exploré ses visions intimes, en s’octroyant la liberté comme un luxe caché. Pas d’effets de mode, chez ce créateur aux allures de dandy moderne un peu décalé, mais un réseau complexe de fantasmes où se reflètent les images du monde ainsi filtré. Un univers grave et farfelu, imprégné de culture helvétique, proposée sans cérémonie. Du rouge et du blanc, du bois massif, des géométries impitoyablement précises revisitent la valeur suisse traditionnelle du goût de l’essentiel, formel et fonctionnel.Mais aucun de ses objets, canapé, carafe, lampe, vase, sculpture ou bague n’a jamais su s’y réduire, trop occupés qu’ils sont à raconter des fragments de vie prêts à être emportés par le désir du spectateur. «La tabula rasa n’est pas une fin en soi, mais une étape nécessaire au processus de reconstruction humain, émotif et sensuel ». Le minimalisme dépersonnalisé avait-il atteint son apogée sous l’effet de la globalisation au tournant du millénaire ? Philippe Cramer, convaincu que l’aspect émotif est un des éléments-clés de l’objet de luxe du XXIe siècle, prend sciemment le contre-pied du courant dominant par des créations inanimées qui ne deviennent fascinantes que dans l’interaction avec leurs utilisateurs. «Les objets, je les imagine toujours utilisés par quelqu’un. Comme devant une photo de Mapplethorpe, ce n’est pas le portrait-vérité qui m’intéresse, mais la projection d’un fantasme sur l’autre.»L’émotion, ce sont aussi les infimes irrégularités de ces pièces, témoins des techniques de fabrication entièrement artisanale. Le choix de matériaux authentiques, comme le bois, la porcelaine, l’argent ou la laine perpétue cette même urgence: replacer l’humain au cœur de la création. «L’ère du “tout design” avait éradiqué le lien avec le “fait main” et avec la notion d’appartenance à une culture spécifique», observe-t-il. Et s’il continue de frôler le design’art en n’éditant que de petites séries, des pièces uniques ou personnalisées, son choix découle naturellement de cette exigence qui semble lui être venue d’instinct.

«Mon parcours professionnel est un mélange de prédestination, de choix et de hasard. J’ai grandi dans une famille proche du monde artistique: ma grand-mère était galeriste, ma tante artiste, un cousin, éditeur de livres d’art. Mes parents étaient des collectionneurs fous, des accumulateurs, j’ai grandi dans un univers surpeuplé d’objets.» Pas besoin d’avoir lu Freud pour comprendre sa quête de l’essentiel et son attrait particulier pour Brancusi. «À dix-huit ans, peut-être par manque d’assurance, j’ai choisi la filière du design de mobilier, alors que ma fibre purement artistique souhaitait aussi s’exprimer. La dimension commerciale de l’objet semblait m’apporter une promesse de sécurité. Avec le recul, je suis heureux d’avoir fait ce choix, car il m’ouvre à une éducation supplémentaire : l’écoute d’autrui. Je dois réfléchir au coût de production, à l’ergonomie, au potentiel de recyclage… Je ne trouvais pas cet exercice de la générosité dans l’univers de l’art où le narcissisme et l’égocentrisme sont fréquents. Ceci dit, l’imaginaire continue de m’habiter et je considère mes œuvres comme une sorte de discipline à la croisée de deux mondes.»Et c’est tout le paradoxe de ce créateur, les pieds sur terre par sa sensualité et son goût pour notre confort, mais attiré par les vertiges intérieurs «captivés par le démantèlement, la réinterprétation et l’interaction, voire le rapport de forces, des codes et symboles universels». Une dimension qui sera toujours liée génétiquement à ses œuvres, quelles que soient ses futures recherches et la curiosité qui l’amène aujourd’hui à travailler avec de nouveaux matériaux et des technologies de pointe, telles les laques irisées thermosensibles ou la production par impression en 3D. On découvrira bientôt une collection de bijoux en métal, première mondiale d’une telle conception, et une série d’objets nés du hasard de la nature et de transformations alchimiques de matériaux. «Cela semble un peu magique. J’ai récemment pris conscience que le designer de ce siècle correspond à l’alchimiste des temps modernes. C’est exactement cette idée qui régit la plupart de mes nouveaux projets.»

En soliste et en aparté pour les collectionneurs avertis, son introversion ainsi exprimée sur le front brûlant de la recherche jamais apaisée risque bien, dans ce nouveau virage, d’en étonner plus d’un. Ne serait-ce, hormis son public, que les designers avec lesquels il entretient une sorte de lien de parenté. Tom Dixon, le créateur anglais rebelle, toujours prêt à fusiller le prêt à jeter, Job Smeets et Nynke Tynagel, le couple belgo-néerlandais de Studio Job, dont la haute qualité narrative tire l’extra de l’ordinaire, ou le studio hollandais Jurgen Bey, toutes figures marquantes du design’art auxquelles il a consacré récemment des expositions coproduites par la Galerie Mitterrand + Cramer, à Genève. Expositions personnelles, premières en Suisse pour la plupart, pour lesquelles des œuvres originales ont été conçues. Voilà qui constitue un bon nombre de points de vue inédits, miroirs offerts à nos propres mouvances entre rêve et réalité. Voilà qui entre aussi en résonance avec le besoin de Philipe Cramer de s’orienter vers un travail toujours plus formel. Preuve en est sa collaboration avec des artistes contemporains, comme la Lausannoise Eliane Gervasoni, dont les papiers sculptés se sont fait l’écho de certaines de ses pièces en porcelaine.Au final, l’été dernier, une exposition, à l’Espace Saint-François à Lausanne, emblématique de la soustraction exacerbée du superficiel pour atteindre l’essentiel. Un principe cher au créateur genevois.


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