Illustrateur des poètes ou des romanciers, Picasso a joué de leurs ouvrages comme jouerait, sur mille instruments de musique, un virtuose universel. Il les a magnifiés par son style, ou par ses styles innombrables.
Qui Picasso n’a-t-il pas illustré ? De Pindare aux surréalistes, d’Ovide à Buffon, deBalzac au dadaïsme, d’un traité de tauromachie à des sonnets de Gongora, sans parler de ses propres textes poétiques, il a parcouru toutes les époques, abordé tous les genres littéraires. Quoi d’étonnant, quand on sait que sa peinture elle-même a rejoué, revécu, recréé tant de styles, de siècles et d’artistes différents, de Vélasquez à Ingres, de la sculpture grecque aux masques africains. Sa matière était le monde entier: la nature, les bêtes, les humains, les objets, mais aussi et peut- être d’abord les créations d’autrui. Oui, si concrète soit-elle, et directe comme un coup de poing, son œuvre est pourtant du deuxième degré: une œuvre d’œuvres, un peu comme celle du musicien Stravinski. On sait d’ailleurs que les deux hommes se connaissaient fort bien, et qu’ils ont collaboré pour le ballet Pulcinella.La comparaison Picasso-Stravinski ne laisse pas d’être éclairante: elle permet de lever, à leur sujet, un mystère presque irritant: l’incroyable diversité de leurs créations respectives, un éclectisme qui semble parfois friser l’incohérence ou la désinvolture: comment Stravinski peut-il écrire cette œuvre tellurique et charnelle qu’est le Sacre du printemps, puis se retrancher dans un néoclassicisme glacé ? De même, comment Picasso peut-il passer du sentimentalisme et de la compassion sociale de sa période bleue à la puissance éruptive de sa période africaine et cubiste, puis au néoclassicisme hiératique, avant de se jeter dans la peinture politique, puis de brasser tous les genres et toutes les manières imaginables ?Eh bien, de même que Stravinski composait au second degré, avec des styles plutôt qu’avec des notes, Picasso peignait avec les œuvres d’autrui comme d’autres peignent avec des pinceaux et des couleurs. Son génie consiste à traiter le monde de l’art comme un monde naturel, et non pas culturel. Et dans ce monde-là, il choisit au gré de sa fantaisie, au souffle de son inspiration. Il choisit de peindre en classique, en baroque, en cubiste ou en surréaliste, comme d’autres choisissent de peindre un arbre ou un visage. Son œuvre un bouquet tout à la fois sauvage et composé, fait de toutes les fleurs de l’art humain.
Illustrer des œuvres littéraires, c’est par définition prendre pour matériau les œuvres d’autrui. Mais encore une fois, Picasso ne fait jamais que cela. Il est donc souverainement à l’aise dans cet exercice du second degré. Tout lui est égal bonheur, tout lui est possession légitime: les textes les plus disparates, et qui remontent aux époques les plus diverses – même s’il met un accent particulier sur les œuvres de ses amis et de ses proches (Max Jacob, Tristan Tzara, Eluard, Breton, Aragon, Artaud, Cocteau…). Se couler dans le style de chacun, ou dans l’idée qu’il s’en faisait, c’était la moindre des choses: Aristophane, Pindare, Ovide sont des «classiques» ? Àla bonne heure, on les traitera dans un style classique. Tzara ou Desnos sont des dadaïstes ou des surréalistes ? Qu’à cela ne tienne, on les illustrera avec toute l’audace moderniste qu’ils méritent. Artaud connaît les tourments de la folie ? On sera fou comme lui, on peindra comme il fait lui-même, au point que l’amateur, même averti, peut s’y méprendre…Certes, il arrive aussi que Picasso confronte volontairement la modernité la plus agressive au style d’un grand ancien: ainsi dans ses variations sur L’enterrement du Conte d’Orgazdu Greco, ou son illustration d’un ouvrage consacré aux Ménines de Velasquez. Mais cette apparente trahison est une fidélité du second degré: le génie stylistique de Velasquez ou du Greco devient son propre génie. Il est le Greco, il est Velasquez, puisqu’il est, avec la même intensité qu’eux, la même puissance visionnaire, un créateur de formes. À propos de puissance, voici un beau symbole: Picasso a transformé le bœuf de Buffon en taureau… N’est-ce pas une manière à la fois hautement symbolique et vigoureusement concrète d’insuffler, à tout ce qu’il touche, la puissance créatrice ? Picasso, le plus procréateur des artistes.Qui n’a-t-il pas illustré ? nous demandions-nous. Eh bien, curieusement, il ne s’est pas confronté à deux des plus grands génies littéraires de l’humanité, qui lui auraient pourtant si bien convenu, si l’on ose dire. Le premier de ces oubliés, c’est Shakespeare, Certes, il en a brossé quelques portraits imaginaires, éclatants d’énergie débonnaire, et qui ressemblent à ses formidables représentations de Balzac: à croire que le grand génie est forcément un gros génie… En revanche, Picasso n’a jamais illustré les tragédies ni les comédies de Shakespeare. On le regrette, on s’en étonne presque. L’autre grand oublié, c’est le père de toute notre littérature, le plus jeune et le plus ardent des classiques, je veux dire Homère. Ah, si Picasso avait illustré l’Iliade et l’Odyssée ! Il y aurait trouvé de quoi nourrir son inspiration la plus sauvage et la plus raffinée, il y aurait trouvé cette surabondance de formes humaines et animales, toujours habitées par une vie divine – bref, ses formes à lui. Il y aurait trouvé les chevaux fous, les taureaux écumants, les chèvres émouvantes, les femmes offertes ou prises,les cités ravagées ou florissantes, les jeux au bord de l’océan, les combats d’hommes, beaux et tragiques comme des courses de taureaux. Tout ce qu’il a toujours peint, toute cette vie native et débordante. Que n’aurait-il pas fait de l’épisode du Cyclope, ce Minotaure borgne ? Et de Circé la magicienne ? Et de Pénélope défaisant sa toile en silence, comme le peintre efface la sienne, au nom de la fidélité à l’amour, à la beauté ?Eh bien non, Picasso n’a pas traité Homère. Et pourtant, c’est comme s’il l’avait fait. Car son œuvre d’illustrateur, et son œuvre tout entière, si moderne soit-elle, a tout des épopées antiques. Picasso, avec une grandeur proprement homérique, ne cesse d’illustrer la vie en train de naître, de saigner, de finir et de renaître encore.