Une exposition parisienne met en évidence les relations du peintre Jackson Pollock avec le chamanisme, qui le fascinait. Cependant, si le chamanisme a nourri son imaginaire, il n’en donne pas la clé.
Est-ce qu’une peinture non-figurative «représente» quelque chose ? Cette question n’a cessé d’être posée depuis que Wassily Kandinskyou Kazimir Malevitch, au début du XXe siècle, ont abandonné la figuration pour l’abstraction. Aux yeux de ces pionniers, et pardelà toutes leurs différences, les choses étaient claires: si la peinture non-figurative ne représente plus le monde visible, c’est pour mieux atteindre le monde invisible; pour mieux «représenter» quelque chose de plus profond et de plus essentiel que toute figure et tout objet du monde.Une génération plus tard, aux États-Unis, des peintres comme Mark Rothko ou Jackson Pollock seront qualifiés d’«expressionnistesabstraits»: c’est dire que si leur peinture est abstraite, au sens où elle est non-figurative, elle n’en exprime pas moins quelque chose, comme celle de leurs prédécesseurs russes. Il n’y a pas de bonne peinture sur «rien», écrivait d’ailleurs Rothko.Mais ce «quelque chose» qu’exprime la peinture abstraite, qu’est-ce donc ? Serait-ce, comme le voulaient Kandinsky ou Malevitch, des réalités mystiques et spirituelles ? Ou bien serait-ce au contraire des pulsions, des angoisses, des instincts ? L’un et l’autre, sans doute. Mais dans un cas comme dans l’autre, ces réalités se dérobent à l’explication, elles échappent à l’analyse. Plus encore que la peinture figurative, la peinture abstraite est rebelle au discours.
Mais la tentation est trop forte: ce qu’exprime la peinture abstraite est indicible ? C’est précisément pour cela qu’on veut à toute force la sonder, en percer le secret ou le mystère, la faire parler. Voilà sans doute pourquoi la critique, tout récemment, s’est passionnée pour les relations que Pollock entretint avecle chamanisme: si l’on peut prouver que le chamanisme a marqué ce peintre et influencé sa peinture, y compris sa peinture abstraite, ne va-t-on pas disposer, pour comprendre son œuvre, d’une clé nouvelle ? Ne sera-t-on pas en mesure de mettre des mots sur ce qu’«expriment» les tableaux de Pollock ? Une exposition de la Pinacothèque de Paris montre qu’en effet Jackson Pollock s’est passionné pour le chamanisme nord-américain. Qu’est-ce qu’un chaman ? Le mot, d’origine sibérienne, signifie «bondir», «remuer», et désigne la transe d’un homme en relation directe avec les esprits. Le chaman est souvent guérisseur. C’est, pour reprendre un mot de Mircea Eliade, le «technicien» d’une extase qui le fait mourir pour mieux renaître. C’est bien sûr avec ses yeux d’homme moderne que Pollock a vu ce phénomène immémorial. Il y a découvert, semble-t-il, la possibilité d’une renaissance, à la fois personnelle et collective. Jackson Pollock était un homme tourmenté, et le monde dans lequel il vivait n’était guère moins tourmenté que lui. Or le chaman n’est-il pas le siège d’une transe illuminante et régénératrice ? Ne guérit-il pas la maladie individuelle et la maladie sociale ? N’apaise-til pas les douleurs de l’inconscient individuel, comme les fureurs de l’inconscient collectif ? Dès lors, certains n’hésitent pas à franchirle pas : à leurs yeux, la peinture même de Pollock est «chamanique». La veuve de l’artiste (elle-même peintre expressionniste abstraite) aurait déclaré que l’intérêt pour le chamanisme avait «défini la manière de Pollock pour le reste de sa carrière»1. Le critique Stephen Polcari va plus loin, en affirmant que la peinture de Pollock, y compris dans sa dernière manière, purement abstraite (les fameux tableaux à coulures ou drippings), traite des thèmes chamaniques et propose, sous le signe du chamanisme, un véritable «accès à l’invisible»2.Que faut-il en penser ? Il est incontestable que certains tableaux figuratifs du premier Pollock mettent en scène la métamorphose d’un homme en animaux (comme Man, Bull, Bird), ou le chaos annonciateur d’une renaissance (comme Birth): autant de thèmes que le peintre a pu puiser dans les rituels des chamans. Mais les œuvres abstraites ? Dans quel sens peut-on affirmer que les drippings (comme Untitled ou Number 21) sont eux aussi «chamaniques» ?Pollock aurait-il fait sienne la cosmologie des chamans, avec tout son attirail de métamorphoses et de visitations par les esprits ? Sa peinture recourt-elle aux techniques extatiques des chamans ? L’exposition de la Pinacothèque de Paris pourrait presque donner à le croire: en alternance avec les peintures de Pollock, elle présente non seulement des masques ou des costumes de chamans, mais aussides films de rituels chamaniques… Encore un peu, et l’on nous persuadera que la transe du chaman, qui agite comme des ailes ses bras emplumés, c’est la transe même de Pollock, les bras étendus au-dessus de sa toile couchée, pour un dripping extatique…Mais non, Pollock ne s’est jamais comporté comme un chaman, et sa peinture ne «représente» ni ne rejoue des rituels chamaniques. Quelles que soient leurs sources d’inspiration, ses drippings sont et demeurent abstraits. Mais n’est-ce pas justement la force de cette œuvre dont l’intensité nous fascine: qu’on ne puisse en fournir la clé ? L’art de Pollock, sans doute stimulé par le chamanisme, ne peut absolument pas s’expliquer par le chamanisme. Il exprime l’angoisse ou la violence, il est secoué de pulsions fulgurantes, hanté d’aspirations désespérées. Mais cette expression, si puissante, demeure nue: elle secoue les mots dont on veut la couvrir.S’il avait connu Pollock, Baudelaire aurait pu dire de lui ce qu’il disait déjà de Delacroix: sa couleur «pense par elle-même»3. Oui, c’est bien cela: qu’ils soient abstraits ou non, les grands peintres ne sont pas ceux qui mettent en peinture des sentiments ou des pensées, mais ceux qui pensent dans leur peinture, par leur peinture. Le seul chamanisme de Pollock, ce fut cette «sorcellerie évocatoire» dont parle le même Baudelaire: celle de l’œuvre d’art.