Passer le seuil d’une demeure pompéienne, comme nous y invite cette exposition, c’est franchir la porte de l’imaginaire. Tout est si parfaitement préservé qu’on ne peut croire à la mort de ceux qui vécurent ici, voilà 2000 ans. Ils sont vivants ; ils nous parlent.
Aucun site archéologique au monde, pas même la tombe de Toutankhamon, ne fascine autant que Pompéi. Aucun témoignage du passé ne fait, comme cette ville enfouie, travailler l’imagination. N’est-ce pas paradoxal ? Car si cette cité perdue et re trouvée est un lieu unique, c’est parce que tout y est préservé: les murs des maisons et leurs peintures, les tables et les chaises, les fontaines et les vases, les bouilloires et les baignoires, les manuscrits et les graffiti. Tout, jusqu’aux humains, jusqu’aux animaux saisis par la cendre au moment de leur agonie, et dont la forme nous est conservée avec une perfection douloureuse. Surgissement miraculeux, unique au monde, mais surgissement d’un passé si totalement sauvegardé, si peu lacunaire, qu’il semble ne laisser aucune place à l’imagination. Tout est présent, sous nos yeux. Il suffit de regarder et d’apprendre. L’esprit n’a rien à faire qu’à observer, à peindre sur le motif.
Or, c’est le contraire qui se passe: Pompéi, bien sûr, nous apprend infiniment. Mais on n’y va pas pour apprendre, on y va pour rêver. C’est la ville même de l’imaginaire. Afin de souligner et d’approfondir ce paradoxe, on pourrait citer cette phrase étonnante, signée Jean-Bertrand Pontalis, psychanalyste et écrivain: «Quand la chose même est présente, la place est libre pour halluciner !». Pontalis l’écrit précisément à propos de Pompéi, et des méditations que cette ville a suscitées – aussi bien les œuvres de pure imagination, comme la fameuse Gradiva de Wilhelm Jensen, que l’interprétation, par Freud, de ce bref roman. Dans l’esprit humain, en deçà ou au-delà de toute plénitude apparente, se creuse toujours un manque. Rien ne nous comble, surtout pas la chose même.
Dès lors, rien ne nous échappe davantage que Pompéi, qui pourtant se livre à nous dans sa plénitude, elle qui nous offre, sans lacunes et sans coupures, le spectacle de la vie romaine telle qu’elle fut au début de notre ère. En tout autre lieu du monde, le temps qui passe dégrade, abîme, efface; il renverse les fûts de colonnes, délave les peintures, réduit le bois en poussière, et la chair mieux encore. Or à Pompéi, ce travail du temps ne s’est pas fait. Le passé n’est pas présent sous forme de traces ou de ruines; il est là, tout neuf. C’est la chose même, oui. Mais sa plénitude est un manque terrible: aucun des prestiges du présent ne lui fait défaut, sauf la vie. Notre vie, la vie des vivants.
Et notre imaginaire, dès lors, ne veut qu’une chose, mais avec quelle force, quelle intensité désespérée, parfois hallucinatoire: lui donner ce souffle de vie qui va le porter jusqu’à nous, et nous permettre enfin de dialoguer, sous un ciel pur, juste avant la catastrophe (et pour la conjurer), avec ces Romains de l’an 79 qui n’ont pas le droit d’être morts, tant ils nous ont donné de signes et de preuves qu’ils étaient vivants.
Rien de plus saisissant que de lire, l’une après l’autre, deux des œuvres littéraires que suscita Pompéi: Arria Marcella de Théophile Gautier, et précisément la Gradiva de Wilhelm Jensen. Toutes les deux jouent sur cette présence du passé, si forte que nous exigeons de lui l’unique don qu’il ne peut nous consentir: la vie palpitante, la respiration de la chair. Et comme par hasard, ces deux œuvres sont tissées de minutieuses descriptions des lieux et des objets, et nous font visiter des maisons pompéiennes comme le fait l’exposition du musée Maillol: plus le réel est exact et plein, mieux l’imaginaire va se déployer.
Cependant, ces deux récits s’engagent dans deux voies divergentes pour contraindre Pompéi à vivre, de la vie des vivants. Octavien, le jeune héros de Gautier, découvre au musée de Naples le moulage du sein et du flanc d’une jeune femme saisie par la cendre brûlante au moment de l’éruption fatale. Tombé amoureux de cette forme parfaite, il veut que ressuscite la femme qu’elle fut. Il le veut de toutes ses forces imaginaires. Errant seul, de nuit, sur le site de Pompéi, voici qu’il la rencontre, qu’il pénètre dans sa maison: «Des panneaux de fresque représentant des architectures ou des paysages de fantaisie décoraient les murailles». Et c’est une nuit d’amour où l’on parle latin (si l’on parle); jusqu’à l’arrivée intempestive d’un homme appartenant «à la secte, toute récente alors, des disciples du Christ». Arraché à son rêve éveillé, le jeune homme ne se consolera jamais de la perte de son aimée, qui fut bel et bien vivante entre ses bras.
Chez Wilhelm Jensen, et comme il se doit, c’est encore un jeune homme, un archéologue prénommé Norbert, qui tombe amoureux de la démarche d’une jeune fille représentée sur un bas-relief romain. Nulle part il ne parvient à retrouver cette démarche qui est la vie même. À Pompéi, cependant, voici qu’il découvre à son tour, vivante, la jeune fille antique. Il s’adresse à elle en latin et en grec, mais contrairement à Arria Marcella, elle lui répond en allemand, se moquant tendrement de lui. Cette merveille âgée de deux mille ans, c’est sa camarade d’enfance, Zoé Bertgang, que dans sa passion exclusive du passé, donc de ce qui n’existe plus, il n’a pas reconnue. Tout finira par un mariage.
L’histoire de Gautier scelle la victoire amère de l’imaginaire sur la réalité; celle de Jensen se conclut au contraire par une victoire charmante de la réalité, qui survit à l’imaginaire. Mais malgré cette différence, les deux textes nous disent la même chose: Pompéi est tellement présente qu’elle doit être vivante; il est proprement insupportable que les êtres qui vécurent voilà deux mille ans ne soient pas nos contemporains, tant ils nous ont convaincus de leur existence à nos côtés. Pompéi: un passé que nous supplions de se transmuer en présent réel, en réelle présence.
L’exposition qu’on va voir reconstitue une maison pompéienne; elle nous y fait pénétrer; elle nous montre les murs et leurs peintures, les statues, les bagues, les colliers, les bracelets et autres objets d’art, mais aussi les objets usuels, strigiles, bassines, bouteilles, tasses, lampes, balances, poids, moules à gâteaux… Cependant, il n’est aucun de ces ustensiles de la vie quotidienne qui ne soit lui-même œuvre d’art. Ce qui fit dire à Goethe, sur un ton où se mêlent admiration et mélancolie: Pompéi «annonce chez tout un peuple un goût pour les arts et la peinture dont l’amateur le plus passionné n’a pas aujourd’hui l’idée, non plus que le sentiment et le besoin.»
Une telle exposition nous fait à sa manière visiter Pompéi. Bien sûr, elle ne remplace pas une promenade au pied du Vésuve, mais elle recrée les lieux, ou du moins les suggère, et nous accueille dans l’intimité d’une demeure. Dès lors, c’est fatal: notre imaginaire va s’envoler. Mais qui parle de l’en empêcher ?