Si l’on veut parler de l’art contemporain, il faut commencer par le définir. Jean-Luc Chalumeau le fait d’une manière très intéressante, dont dépendra tout son livre. Évidemment, pour lui, la définition qui consiste à désigner comme moderne tout ce qui date d’avant 1945, et comme contemporain tout ce qui vient après, est trop grossière. Ce qui compte, c’est l’actualité de l’œuvre, ce qu’elle apporte de nouveau à l’histoire. Mais de toute façon, la frontière entre moderne et contemporain est bien difficile à tracer.
Les artistes qui ont enrichi l’histoire de l’art ne l’ont pas fait de manière immédiatement perceptible. Prenons les Demoiselles d’Avignon, peintes par Picasso en 1907. Il s’agit d’un tableau parmi les plus importants du XXe siècle. Le défi fondamental que lance Picasso porte sur l’idée que «la cohérence de l’œuvre d’art exige une cohérence de style entre les choses représentées», comme le note Leo Steinberg. Picasso a montré la voie, mais il n’est pas l’auteur de toutes les audaces, ni de toutes les ruptures formelles qui se sont multipliées au cours des années suivantes. Bientôt, les styles mêmes ne seront plus que des «objets à peindre», ce qui signifie qu’on peut en employer plusieurs dans une seule œuvre, comme on peint plusieurs objets différents dans un même tableau. C’est ce que feront les postmodernes. Il aura fallu 70 ans pour que les nouveautés de Picasso développent toutes leurs conséquences.
Très vite, on arrive à Duchamp, qui propose divers thèmes artistiques appelés à devenir les différents courants de l’art contemporain: l’art est bataille, image, idée, jeu, spectacle. J.-L. Chalumeau fait ainsi de Duchamp, à juste titre, le grand annonciateur de notre aujourd’hui. Cet artiste, cependant, rêvait d’égaler Picasso sur le terrain de la peinture. Peut-être visait-il trop haut, car il n’était pas si bon peintre. En revanche, il fut «l’homme le plus intelligent du siècle», si l’on en croit André Breton, fondateur du surréalisme.Se référant aux thèmes artistiques proposés par Duchamp, l’auteur établit un classement des divers artistes contemporains, les plaçant ainsi dans une lumière nouvelle.Ainsi, l’art n’a jamais cessé d’être le théâtre de batailles multiples entre artistes pour occuper le premier rang. À preuve, le cas de Soulages. Lorsqu’il apparaît aux États-Unis, une stratégie est aussitôt mise en œuvre par des Américains intéressés à le présenter non comme novateur, mais comme suiveur.Or, Pierre Soulages, dès ses débuts, découvre le brou de noix, qui le séduit par ses qualités d’opacité, de transparence et de profondeur. «On m’a rangé parmi les expressionnistes abstraits», dit Soulages. «Je ne suis pas inclassable, mais il me semble que ce qualificatif ne me convient pas.»Autre exemple, Motherwell, dont les combats sont à la fois artistiques et politiques. Ou encore de Kooning, adversaire déclaré de l’expressionnisme abstrait.
L’art contemporain peut-il être figuratif ? Vers 1960, la domination de l’abstraction était absolue des deux côtés de l’Atlantique. L’expressionnisme abstrait et les courants qui en découlent avaient envahi le marché de l’art, au point qu’il était difficile de voir autre chose. Face à cette suprématie de l’abstrait, certains artistes, plus ou moins consciemment, ressuscitèrent la peinture figurative. Les représentations qu’ils produisirent, d’emblée perçues comme d’avantgarde, ne furent pas remises en question ni taxées d’images traditionnalistes.Ainsi, Andy Warhol se fit connaître par des représentations de Marilyn Monroe: après le suicide de la star, il se sentit appelé à traiter le visage humain. S’étant procuré une image de Marilyn destinée à une affiche publicitaire, il décida de la tirer en sérigraphie afin de la reproduire autant de fois qu’il le voulait, d’où sa série Marilyn, devenue célèbre, telle une allégorie de l’Amérique des années 1960. Au point que si Warhol «était fort éloigné d’être le meilleur peintre [du moment], il n’en était pas moins l’un des artistes les plus importants de notre génération».En Europe, un créateur a relevé le défi du pop art américain: c’est Martial Raysse, devenu célèbre avec sa Grande Odalisque d’après Ingres, imposante figure verte sur fond rouge. L’artiste n’a que faire des conventions de la représentation; il entend créer un nouvel espace pictural joyeusement iconoclaste.La structure du livre de Chalumeau, de caractère encyclopédique, ne permet guère d’en livrer ici une synthèse: cinquante artistes et cinquante œuvres reproduites y sont analysés, sous l’angle de leur apport à la création contemporaine. L’auteur met en évidence les caractéristiques les plus marquantes de leur travail. Pour les amateurs qui souhaitent mieux comprendre les mécanismes de la création artistique, la lecture de cet ouvrage sera d’un grand profit.