Liberté, liberté ! Est-il un mot plus propre à dilater le cœur et mobiliser les foules ? On le trouve partout, gravé au fronton des édifices publics ou griffonné sur les murs. Mais comment un tel mot, si chargé de sens, a-t-il fait son entrée dans l’histoire ?
Comme l’a rappelé à plusieurs occasions la fameuse helléniste Jacqueline de Romilly, l’idée dela liberté est née en Grèce et ce sont les Athéniens qui l’ont formulée pour la première fois. Liberté civile, s’entend, celle qui se trouve à la base de la démocratie, laquelle a trouvé sa définition dans la formule qu’Euripide prête à Thésée, le héros national: «ici le peuple règne… c’est cela la liberté».Mais l’académicienne connaît mieux la littérature que l’archéologie. Sinon elle n’aurait pas fait l’impasse sur un monument qui symbolise à lui seul la liberté: celui dit des Tyrannoctones (ou Tyrannicides).
Ce monument, aujourd’hui disparu, ne se dressait pas dans un temple, mais sur l’Agora même, le centre de la vie civique. Il s’agissait d’un groupe sculpté, en bronze, représentant deux hommes qui avaient pour nom Harmodios et Aristogiton. Les Athéniens les considéraient comme des héros, car ils les avaient débarrassés de la tyrannie.Par tyrannie, il faut comprendre celle des Pisistratides, qui pesait sur Athènes depuis près de cinquante ans. Pisistrate avait eu deux fils, Hippias, l’aîné, et Hipparque, le cadet. Ceux-ci lui succédèrent ensemble, en 527 av. J.-C. Or, treize ans plus tard, au départ de la procession des Panathénées, Harmodios et Aristogiton, chacun cachant son épée sous une branche de myrte, tuèrent Hipparque, l’un des deux tyrans.Harmodios fut aussitôt abattu par la garde et Aristogiton arrêté, pour être ensuite torturé à mort. Mais leur geste n’était pas vain, puisqu’en 510, Hippias, le tyran survivant, fut renversé.À vrai dire, les Tyrannoctones n’auraient pas agi par patriotisme, mais pour un motif personnel. En effet, le bel Harmodios avait repoussé les avances d’Hipparque, par fidélité à Aristogiton, son amant. Et, pour cela, il dut subir de la part du tyran toutes sortes de brimades, dont celle de voir sa sœur offensée publiquement (Hipparque l’avait déclarée inapte à participer à la procession en qualité de canéphore ou «porteuse de panier», ce qui laissait supposer qu’elle avait perdu la virginité exigée). Crime passionnel, donc, sous forme de complot politique.
Quoi qu’il en soit, le parti démocratique d’Athènes fit des meurtriers des martyrs. Et l’Assemblée populaire, sur la recommandation de l’archonte Clisthène, vota l’érection à ses frais d’un monument en leur honneur, le premier dans l’histoire grecque qui soit consacré à des particuliers.Ce monument fut commandé au grand sculpteur du moment, Anténor, dont nous connaissons une statue de Coré, érigée sur l’Acropole par un certain Néarchos, céramiste de son état. Comment se présentait le monument ? Certains indices suggèrent que les héros étaient placés côte à côte, en position d’assaillants, l’un couvrant l’autre. Quant à la victime, on n’avait pas jugé bon de la représenter.En 480 av. J.-C., quand les soldats de Xerxès envahirent la Grèce et pénétrèrent dans Athènes abandonnée par ses habitants, ils tombèrent sur le monument bien en vue. Contrairement aux autres, ils ne le détruisirent pas, mais l’emportèrent comme butin jusqu’à Suse, leur capitale, privant ainsi l’ennemi, croyaient-ils, de tout espoir de revanche.Les Perses ne pouvaient prévoir que les Athéniens, de retour chez eux après la victoire de Salamine, décideraient de remplacer le monument disparu, faisant appel cette fois à Critios et Nésiotès, deux sculpteurs éminents, dont le premier nous est connu par une statue d’éphèbe, au musée de l’Acropole. Dans quelle mesure ces artistes furent-ils fidèles à l’original, on l’ignore, mais il y a toute raison de penser qu’ils se contentèrent d’en rajeunir le style, sans toucher à l’essentiel. La date de leur intervention est certaine: 477 ou 476 avant J.-C.Mais l’aventure ne s’arrête pas là, car Alexandre le Grand, vainqueur des Perses (à moins qu’il ne s’agisse d’Antiochos, l’un de ses successeurs), renvoya le monument aux Athéniens, qui le mirent à côté de la nouvelle version. C’est ce que constatera Pausanias, près de quatre siècles plus tard, lors de sa visite à Athènes.Les Romains nous ont laissé des copies du groupe des Tyrannoctones, sous forme de statues isolées, en marbre, les meilleures se trouvant au Musée national de Naples. On a même découvert à Baïes, dans les restes d’un atelier de sculpteur, des moules à leur effigie, preuve d’une production en série répondant à une forte demande.Il reste à dire un mot de l’inscription qui accompagnait le monument. Les fouilleurs de l’Agora ont eu la chance d’en retrouver quelques fragments sur le devant de ce qui subsiste du socle. L’épigramme, connue par ailleurs sous le nom du poète Simonide, dit ceci:«Dans Athènes, quand Harmodios aidé d’Aristogiton tua Hipparque, un grand jour parut aussitôt»Ainsi, pour les Grecs, la liberté est comparable à la lumière, laquelle dissipe les ténèbres de la servitude. Géniale métaphore, dont Bartholdi se souviendra pour sa Liberté éclairant le monde, érigée dans la rade de New York en 1886. De la Grèce au Nouveau Monde, l’idée a fait son chemin…