La Fondation de l’Hermitage réunit cent tableaux – pour la plupart jamais sortis d’Espagne – qui jettent les bases de l’art moderne dans la péninsule à l’aube du XXe siècle.
L’Espagne, c’est bien connu, a fourni à l’histoire de l’art universelle un nombre appréciable de géants. Mais qui sauraitciter des noms de peintres actifs sur la péninsule, entre la mort de Goya en 1828 et le Picasso cubiste, hormis celui du… même Pablo à ses débuts barcelonais et montmartrois ? Foin de la contrition, il n’y a guère de honte à les ignorer: ils n’ont jamais exposé en Suisse et, pour la plupart, rarement hors de leurs frontières nationales. Une ignorance si générale à propos d’un sujet aussi peu éloigné dans le temps et l’espace ne pouvait manquer de piquer au vif la curiosité de William Hauptman, historien de l’art «dix-neuviémiste», commissaire d’expositions et grand avocat des causes artistiques oubliées ou méconnues. L’Américain de Lausanne, grâce à qui la Fondation de l’Hermitage a élargi notre connaissance de l’art du XIXe, y éclairant des pans entiers restés dans l’ombre du phare parisien, nous a déjà introduits à l’impressionnisme américain en 2002, à la peinture scandinave et à ses «Impressions du Nord» en 2005 et à «la Belgique dévoilée, de l’impressionnisme à l’expressionnisme», en 2007. Unité de temps: de la fin du XIXe siècle à la Première Guerre mondiale, mais diversité des lieux pour arpenter ces périphéries dont il nous fait découvrir la richesse et la vitalité cachées par la suprématie parisienne trop longtemps incontestée.Trésors cachésNous voici donc dans l’Espagne du tournant du siècle, presque, serions nous tentés de dire, comme sur une «terra incognita». L’expression paraît d’autant plus saugrenue qu’en ce tempslà justement l’Espagne est à la mode, ou tout au moins les «espagnolades» qui la racontent à coups de stéréotypes romantiques et pittoresques. Car les célébrissimes «Carmen» de Mérimée et Bizet et «Boléro» de Ravel portent des signatures bien françaises ! Mais du moins les noms et l’œuvre de compositeurs comme Albéniz, Granados, Manuel de Falla ou Turina nous sont-ils aujourd’hui connus. Côté peinture par contre, rien. Nada. Comme si l’Espagne n’existait pas en peinture entre, d’un côté Velasquez et Goya, et de l’autre Picasso, Dali et Miró. Faux ! tonne William Hauptman. Et Zuloaga ? Et Rusiñol ? Et Casals ? Et Anglada, Beruete, Casas, Mir, Pinazo, Regoyos ? Et surtout Sorolla, la star incontestée d’alors ? Et d’apporter la preuve – par cent tableaux éblouissants, étonnants, charmants ou un peu plus laborieux, venus en grande majorité des musées publics espagnols dont ils ne sortent presque jamais – qu’il y a encore des trésors cachés en Espagne et que l’histoire de l’art du XIXe siècle doit aussi compter avec eux.
La «Génération de 98»En cette fin de XIXe, l’Espagne vit une crise profonde. Traversée de turbulences violentes et continuelles, elle semble vivre une véritable descente aux enfers. Elle touche le fond en 1898, lorsqu’elle perd à la fois la guerre contre les États-Unis et ses dernières colonies. L’Espagne conquérante a tout perdu. Sa grandeur et sa suprématie passées ne sont plus qu’un souvenir, elle est en pleine faillite morale et identitaire et se débat dans une grande pauvreté sociale et culturelle. C’est alors que la défaite écrasante de 1898 provoque l’émergence d’un groupe d’intellectuels et d’artistes qui se dé- signe comme la «Génération de 98» et qui rêve de sortir du marasme cette Espagne engoncée dans ses académismes, de lui redonner sa place dans le monde. Sous la houlette du philosophe, poète et dramaturge Miguel de Unamuno, il en appelle à une renaissance intellectuelle et artistique d’envergure qui soit à la fois ancrée dans la grande tradition hispanique et tournée vers l’ouverture et la modernité, avec l’exemple de Paris en point de mire. Ce groupe sera baptisé du nom plutôt vague de «El Modernismo» qu’aujourd’hui, faute de connaissances picturales, on attribue plutôt à l’architecture et aux arts décoratifs, avec Antoni Gaudi en figure de proue et Barcelone – qui avait accueilli l’Exposition universelle de 1888 – pour capitale.
Peindre l’ici et le maintenant«El modernismo» n’a rien d’un mouvement constitué, encore moins d’une école. Tout au plus Unamuno recommande-t-il d’en finir avec les sujets allégoriques ou historiques pour privilégier l’ici et le maintenant à travers les thèmes de la vie moderne. Mais cette modernité que plusieurs d’entre eux sont allés goûter quelque temps à Paris ou à Rome, les peintres la cherchent de toutes sortes de manières. À tout seigneur tout honneur, c’est Joaquín Sorolla y Bastida qui se taille la part du lion à l’Hermitage. S’il y a un nom que quelques-uns peuvent citer ici, c’est bien le sien. Il était alors le plus connu et le plus sollicité des artistes du groupe. Il est sans doute encore aujourd’hui plus célèbre aux États-Unis, où il pouvait compter sur un riche mécène et de nombreuses expositions, que dans l’ensemble de l’Europe. Très en prise sur son époque, Sorolla est le peintre du soleil, remarquable par sa maîtrise de la lumière, la vivacité de sa touche, la spontanéité de son geste et l’audace de ses cadrages quasi photographiques quand il croque, en direct sur la toile, un groupe de femmes au jardin, des enfants jouant sur la plage ou une mère et son bébé sur la grève à Valence.À ses côtés au contraire, Zuloaga apparaît comme le peintre des terres et de l’ombre, l’héritier direct de Velázquez, Murillo et Greco qui raconte au présent et avec un âpre naturalisme l’Espagne rurale profonde. Très engagé socialement, Rusiñol peint les décors misérables de la pauvreté ordinaire, tandis qu’Anglada évoque la bohême et les cabarets parisiens dans des mouvements tournoyants presque endiablés et que Nonell brosse avec des accents van goghiens les portraits de mendiants, de gitans et de vagabonds. Le plus méconnu d’entre eux jusque dans son propre pays est sans doute l’étrange Pinazo dont les petits tableaux intimistes se permettent parfois des libertés étonnamment modernes. Et le plus jeune qui deviendra aussi le plus célèbre: un certain Pablo Ruiz Picasso est encore influencé par ses amis Casas et Nonell. C’est d’ailleurs dans l’atelier que Nonell lui cède à Montmartre que naîtra sa fameuse période bleue où plane encore l’ombre de son aîné. Avant qu’en 1907, ses «Demoiselles d’Avignon» ne préfigurent le cubisme, ouvrant un nouveau chapitre de l’histoire de l’art moderne.