Le pop art doit sans doute sa première percée sur la scène artistique à Richard Hamilton, dans les années 1950. Mais l’artiste anglais ne s’est jamais borné à célébrer la société de consommation. Sa culture le porte au-devant des grands maîtres dont les œuvres ont aiguisé son intelligence. En la matière, Velazquez et Picasso ne furent pas ses moindres défis.
En 1971, à l’occasion du 90e anniversaire de Pablo Picasso (1881-1973), la maison d’édition berlinoise «Propyläen Verlag» avait invité soixante-quatre artistes à produire une estampe destinée à un portefeuille d’Hommage à Picasso. Le recueil, qui sera finalement publié en 1973, peu après la mort de Picasso survenue le 8 avril de la même année, comprend une contribution de Richard Hamilton (Londres, 1922). À l’instar de la planche fournie par David Hockney (Bradford, 1937), la participation de Richard Hamilton présente tout à la fois un autoportrait de l’artiste et un portrait de Picasso. La configuration de ces deux estampes, pour le moins originale, fait avant tout état d’une dette artistique. Il n’est dès lors pas anodin que l’œuvre d’Hamilton, Picasso’s meninas (1973), soit située dans une salle ornée de tableaux et celle de Hockney, The Student: Hommage to Picasso (1973), dans un espace muséal, même à peine suggéré, ces lieux permettant sciemment d’illustrer la réflexion sur le métier d’artiste.La gravure proposée par Hamilton reprend très littéralement la structure spatiale, autant que l’agencement des personnages des célèbres Meninas de Diego Vélasquez (vers 1656) – œuvre sur laquelle Picasso a lui-même travaillé dès 1957. Sur le mode de la substitution, chacun des huit personnages disposés dans la peinture est remplacé par une figure tirée d’une œuvre de Picasso, dans le respect précis des poses et distribution des genres (humain/animal, masculin/féminin). Hamilton cite Picasso de manière directe, c’est-à-dire au moyen d’emprunts véritables. Il en va ainsi de l’effigie de La Femme assise (1927) qui sert à représenter la naine María Bárbola, attachée à la Cour d’Espagne. Mais Hamilton pastiche avant tout Picasso: le chien Iago par exemple est un emblématique taureau chahuté par un arlequin issu de la période rose1. La première manœuvre autoritaire de Richard Hamilton est ainsi d’élargir le répertoire picassien en laissant croire que ces personnages, dont les styles propres à Picasso «apparaissent plus comme des entités historiques que comme des gestes personnels»2, sont des citations d’œuvres existantes.
Rassemblées dans le cadre scénique inventé par Vélasquez (il s’agit d’une salle du Palais de l’Alcazar à Madrid), ces figures représentent donc «Les Ménines de Picasso». Sans s’en être expliqué, Hamilton a certainement eu connaissance d’une remarque faite par Picasso à propos des Meninas. Il estimait qu’à force de les adapter selon ses propres paramètres, les Ménines qu’il peindrait neseraient plus en définitive celles de Vélasquez mais les siennes propres3. Or n’est-ce pas là le geste qu’accomplit Hamilton à l’endroit de Picasso ? En incluant la figure de ce dernier dans Las Meninas et en lui attribuant le rôle de l’artiste, Hamilton réalise ce que Picasso ne semble pas avoir osé faire: prendre la place de Vélasquez. Par la présence récapitulative des formes picassiennes ainsi que par l’actualisation des signes – Picasso porte en lieu et place de la croix des chevaliers de l’Ordre de Calatrava, l’emblème communiste suggérant un parallèle entre les pouvoirs royal et politique –, Richard Hamilton inscrit sa gravure dans l’histoire contemporaine et traduit non pas l’interprétation qu’aurait véritablement pu donner Picasso de cette œuvre mais ce qu’il aurait peint s’il avait été Vélasquez, auteur de Las Meninas, au XXe siècle. C’est précisément pourquoi Hamilton a conservé le décorum original de Las Meninas et n’a pas pris pour point de départ la variation très pensée de Picasso sur la construction spatiale de Vélasquez. S’il avait modifié le contenant et non uniquement le contenu, il aurait conçu une gravure d’après Picasso. Il n’aurait été question que de l’héritage de Vélasquez par Picasso et non de la substitution de l’un à l’autre.Les Picasso’s meninas mettent en scène une triple représentation de Picasso: à gauche, sous ses traits d’homme âgé, à droite, sous ceux d’un homme jeune (rappelant notamment l’Autoportrait à la palette de 1906), et au bas de l’image, sous la forme d’un taureau (l’une des figures identitaires de l’artiste). Ces trois incarnations du peintre ainsi que leur position dans l’espace (dessinant un triangle) renvoient à l’iconographie de la sainte Trinité – pour autant que l’on admette la variation sur le Saint-Esprit, traditionnellement incarné par une colombe. En somme, la toutepuissance est reconnue à Picasso !
Las Meninas nous montre Vélasquez, peintre de cour, au travail. La glace accrochée au fond de la pièce nous renvoie le reflet de Philippe IV d’Espagne et de son épouse Marie-Anne d’Autriche. Dans les Picasso’s meninas, le couple royal est remplacé par Hamilton et sa femme, l’artiste Rita Donagh. L’hommage que Richard Hamilton rend à Picasso dans cette gravure est déterminé par la place qu’il lui donne au sein d’une pièce majeure de l’histoire de l’art; mais en se gardant la place du roi, du donateur, Hamilton devient la seule vraie figure de pouvoir. Il est le citateur qui perpétue le souvenir d’un artiste et celui d’une œuvre en la reproduisant dans la sienne.L’appropriation et l’exploration du travail des maîtres anciens connaissent, chez Picasso, la double forme de la «rivalité» et de la «fraternité»4. Il semble en aller de même dans les Picasso’s meninas d’Hamilton: tout en saluant la position de son aîné, il souligne la relativité de l’hommage par l’effet d’ironie qui apparaîten deuxième lecture, alors que se révèle le jeu structurel de la composition. L’effacement d’Hamilton derrière Vélasquez et Picasso est une parade. La présence de son autoportrait dans le miroir lui permet en dernier ressort de faire figure d’autorité (à la fois «authorship» et «authority», pour parler anglais) et de prendre l’ascendant sur ses prédécesseurs.