Parcours aristocratique par excellence, l’exposition du Musée de l’Ariana présente les cent œuvres les plus prestigieuses de la faïence française à l’époque du Roi Soleil.
Sélection de la collection encyclopédique qui réunit cinq mille œuvres au Musée national deCéramique de Sèvres, l’ensemble des pièces d’apparat exposés à Genève offre une magistrale vision sur la faïence du Grand Siècle, sur son évolution et tout ce qu’elle évoque des mondes qui l’ont nourrie. L’Orient et l’Italie, bien sûr, dont l’influence se propagera avec ses artisans, artistes peintres et maîtres du grand feu venus s’installer en France. Au XVe siècle, de la Toscane à Faenza, cette simple pâte poreuse racontait déjà ses troublantes métamorphoses, les plongées dans l’émail, les verts et manganèse, les jaunes d’or et le cuivre rosé de la majolique. Dans la seconde moitié du siècle, cette surface vierge allait s’orner de scènes reproduites aux poncifs, une technique de génie typiquement italienne utilisant des calques percés de trous, avec laquelle la céramique pouvait désormais concurrencer la peinture et conquérir l’Europe.Au Moyen Âge, en effet, la céramique communément employée sur le continent était une simple «terre vernissée» dont la glaçure n’occultait pas la couleur ocre, interdisant tout effet pictural, alors queles décors plastiques, plantes ou animaux obtenus par moulage, étaient très efficaces. En préambule au siècle du Roi Soleil, l’exposition fait valoir quelques plats remarquables de Bernard Palissy, le plus célèbre céramiste français qui a œuvré dans cette technique médiévale. Ses réalisations fascinèrent, mais elles ne relevaient pas de ce qui constituait alors la modernité: la faïence.En France, c’est à Rouen qu’elle est d’abord apparue, entre 1540 et la fin du XVIe siècle, dans l’atelier de Masséot Abaquesne, qui passe pour le premier grand faïencier français, malgré la provenance étrangère qu’on lui a cherchée. Car ses fameux pots d’apothicaire, avec leur forme en albarelli, ses décors Renaissance, ses «visages au profil» déjà quelque peu démodés en Italie et ses figures grotesques ou parfaitement naturalistes révèlent indubitablement des influences péninsulaire et normande. L’atelier disparut au tournant du siècle, simultanément à la production lyonnaise, assurée par des faïenciers italiens qui eurent leur temps de gloire sans changer de manière en traversant les frontières.
Le bleu magique de Nevers
La faïence française du XVIIe siècle débute à Nevers. Et c’est là qu’elle devait s’enraciner, grâce aux frères Conrad venus de Ligurie, dont la production va jouir durant trente ans d’un privilège ducal. Il leur fallait aussi un peintre, ce fut Jules Gambin venu de Faenza, dont le Musée de l’Ariana expose l’épitaphe datée de 1615. Naïve, appliquées, presque maladroite avec ses motifs en relief aisés à peindre, elle relève du décor dit a compendiario caractérisé par l’emploi des seuls tons bleu et jaune. Un style peu onéreux qui devait perdurer pendant plus d’un siècle dans toute l’Europe, de Winterthour à Anvers, de Lyon à Londres. Jules Gambin, pourtant, laissa des élèves brillants. La leçon de la Renaissance italienne est encore intacte dans leurs décors raphaélesques, leurs camaïeux copiés de la faïence de Savone, et l’on ne peut que se laisser surprendre par l’éclat de certains de leurs grands plats polychromes, exécutés vers 1640, montrant La Reine de Saba devant Salomon. Quant aux décors grotesques chers à l’Italie, on les retrouve à Nevers dotés d’une grande vigueur.A quel moment la ville se dégagerat-elle de la tradition d’Outre-Mont? Probablement vers 1630, disent les historiens, mais dans tous les cas au carrefour d’une double révolution. Il suffit de s’imprégner de cet émail bleu profond et translucide, de cette paire de flacons exposée, d’en apprécier la luminosité subtile que nulle photographie ne saurait transmettre, pour comprendre que cette couleur saturée de cobalt devait faire le triomphe de Nevers. Les plus belles porcelaines de Chine sont elles aussi, à fonds de couleur, mais ces faïences-ci furent seules à conquérir un effet aussi particulier. Cette technique, dont l’Europe ne parviendra à percer le secret qu’un siècle plus tard, suscitera un engouement extrême et provoquera un bouleversement radical et durable du goût sur le continent. Quant aux motifs, ils sont de toutes sortes: chinois, turcs et même européens, avec un penchant dominant pour les représentations florales. Les tulipes et les œillets inspirés des céramiques d’Iznik composent les premiers bouquets de la faïence européenne.
C’est à partir de ces deux modèles à priori écrasant, l’Italie et la Chine, que paradoxalement, la France élabore son propre langage et commence à formuler des propositions inédites. Les ornements en plusieurs couleurs dits «à la palette» s’accaparent à leur façon l’influence chinoise qui plane sur Delft, on prend des libertés par rapport aux prototypes orientaux, les gravures imitées sont italiennes, mais le plus souvent françaises. Elles représentent des scènes mythiques, telles Diane et Actéon, mais aussi des scènes de chasse, d’après le Florentin Antonio Tempesta. Les cadrages de scène sont agrémentés de divinités marines nageant dans des fonds ondés, les formes sont baroques, comme celles du mobilier alors réalisé pour le roi Louis XIV à Versailles. On s’étonne même devant certaines audaces, telle cette vasque iconoclaste, probablement un rafraîchissoir à bouteilles, posée sur ses quatre gros pieds animalesques et décoré de bacchanales, qui fait immanquablement penser au design italien du XXe siècle joyeusement contestataire de Gaetano Pesce.Cette ambitieuse production, en contrepoint, en a fait naître une autre, infiniment plus populaire, reflétant le goût de l’époque pour les scènes pastorales. Des traits au pinceau, des esquisses rapides, spontanées, pleines defantaisie, empruntées au roman fleuve l’«Astrée», d’Honoré d’Urfé: 5000 pages dont la publication a duré plus de dix ans (1607-1619) sans que l’on puisse dire de quelle édition ni de quel modèle précis les faïenciers ont pu s’inspirer.Si d’un mot, il fallait caractériser la production nivernaise de cette époque, ce serait la diversité. On y a fait de tout, des objets soignés et des objets vite faits, des bustes, des aiguières, des décors antiques et contemporains, de la polychromie et du camaïeu. Et l’on ne peut que souligner la pertinence de la sélection de l’Ariana, faite pour caresser l’émotion esthétique et le sens exacerbé du significatif.
De Rouen au Midi
Mais le parcours de découvertes ne s’arrête pas là, car la faïence de Rouen se devait de renaître industriellement. Dominée durant un demi-siècle (1648- 1698) par le quasi-monopole de la famille Poterat , elle acquerra un prestige au moins égal. Qui dit l’art de Rouen voit le style du lambrequin rayonnant. Ses motifs abstraits, sorte de broderies baroques empruntées aux gravures des ornemanistes qui travaillaient à fournir des modèles à de nombreux artisans, brodeurs, décorateurs de palais et architectes de jardins, sont d’une géométrie rigoureuse et éclatante. Le nom d’un peintre se détache loin devant les autres, celui de Pierre Chapelle qui, dès l’âge de onze ans, tel un petit Mozart, a signé plusieurs pièces remarquables, dont les fameux Globe céleste et Globe terrestre du Musée de la Céramique de Rouen. Il savait dessiner, il savait peindre, il savait surtout écrire en rouge, la couleur tirée d’une terre ferrugineuse, très difficile à manier au pinceau. Et parmi les pièces de l’exposition, sa carte géographique de la France peinte sur un carreau avec une infinie précision mérite une attention particulière.Le lambrequin s’exhibe tour à tour sur des plats de toutes formes, des vases, des saupoudreuses, des plateaux, en sujet principal ou secondaire du décor, se combinant au fond d’ocre niellé, coûteux et raffiné. Lille reprendra et développera le décor des lambrequins dans une production de haute qualité.A la fin du siècle, le sud de la France jouera aussi un rôle de premier plan dans l’histoire de la faïence. Deux centres, dont l’histoire s’écrira en parallèle – les descendants des mêmes familles de potiers, les Clérissy, et de peintres, les Viry, y travailleront -, rivaliseront d’excellence et de créativité. Jospeh s’installera près de Marseille, à Saint-Jean-du-Désert, Pierre restera à Moustiers, mais la distinctionentre les deux productions n’est pas facile à faire. Qu’il s’agisse de copies de porcelaines de Chine, de scènes bibliques, pastorales, de chasses d’après Tempesta ou encore d’inspirations de l’œuvre de l’ornemaniste Jean 1er Berain (1640-1711), dessinateur de la chambre et du cabinet du roi, on les reconnaît à la douceur de leur bleu et du manganèse ou du seul camaïeu bleu.De chaque pièce, d’une qualité étonnante, émane une puissance ensoleillée et calme. C’est à ce point que l’on retourne aux valeurs essentielles de la nature, à cette densité de la terre, à sa légèreté ici, qui plongée dans l’onctuosité particulière de l’émail, témoigne de cette vibration millénaire. Un trait qui subsiste encore dans la production de Moustiers.Les édits du roi Soleil enjoignant la noblesse à fondre la vaisselle d’or et d’argent pour renflouer le Trésor auront renforcé le statut de la faïence qui se substituera à l’argenterie. En parallèle, la concurrence de la porcelaine chinoise aura incité les faïenciers français à raffiner leur pâte, leur émail et à diversifier leurs décors. Avant l’avènement de la polychromie de petit feu, mise au point au début du XVIIIe siècle pour affronter la multiplication des manufactures de porcelaine à Meissen et dans toute l’Europe, les talents du Grand Siècle auront été limités par la palette au grand feu. Mais quelle splendeur!