«supprimons […] le pendule et ses oscillations; il n’y aura plus que la durée hétérogène du moi, sans moments extérieurs les uns au autres, sans rapport avec le nombre. Ainsi, dans notre moi, il y a succession sans extériorité réciproque; en dehors du moi, extériorité réciproque sans succession.»
Le 6 août 2011, à Rome, il est arrivé à Roman Opalka quelque chose qu’il attendait depuis plus de 45 ans. Il est mort. À presque 80 ans, l’artiste a ainsi atteint sans faillir le terme de l’œuvre entreprise un jour de 1965, en Pologne: peindre, dans la mesure de ses moyens d’homme et d’artiste, l’écoulement du temps.
Pour ce faire, il avait mis au point un protocole dont la simplicité apparente n’avait d’égale que l’implacable discipline qu’il exigeait: peindre la suite infinie des nombres entiers, patiemment, méthodiquement, sur des toiles de format identique l’une après l’autre jusqu’à ce que la mort vienne achever l’œuvre en saisissant le bras du peintre. Rapidement, Opalka ajouta quelques éléments à ce dispositif de base, prenant son visage en photo devant la toile en cours, à la fin de chaque journée de travail, et énonçant en polonais, sa langue natale, chaque chiffre tracé par son pinceau. Pour s’interdire toute possibilité de fuite, il élabora également des «cartes de voyage» sur lesquelles il continuait son énumération lors de ses déplacements.
Cette œuvre, globalement intitulée Opalka 1965/1-∞ et dont chaque tableau ne constituait qu’un Détail, n’est pas – contrairement à ce que l’on peut parfois lire – une performance ou un concept: il s’agit bien de peinture. Comme Niele Toroni, avec qui il était d’ailleurs exposé en 2008 (cf. encadré), et quoique dans un but diamétralement opposé, Opalka utilisa les moyens et les formes de son temps, largement acquis à l’esthétique minimaliste et au concept, pour s’inscrire de manière renouvelée dans la grande tradition picturale.
Entre 1960 et 1963, Roman Opalka avait déjà tenté de peindre le temps; la série des Chronomes, dont la multitude de points posés au hasard sur la toile trahissait un temps brut et fini, péchait toutefois à ses yeux par l’arbitraire de ses contours. En effet, où poser les limites tant spatiales – l’espace pictural à l’intérieur du tableau – que temporelles – le temps de la réalisation – de l’œuvre ? Or c’est précisément ce à quoi la suite numérique permet de remédier dans ce nouveau programme artistique, dont l’idée lui est venue dans un café de Varsovie, alors qu’il attendait sa compagne en retard. Les chiffres instaurent une cohérence fondamentale en objectivant la démarche, en l’inscrivant dans un cadre net. Le chiffre 1 posé en haut à gauche de la première toile constitue le «big bang» qui inaugure, dans la perspective de l’infini mathématique, un nouvel espace-temps pictural.
Néanmoins ce serait faire une lecture trop rapide de l’œuvre de Roman Opalka que de la limiter à cet infini tout théorique offert par les mathématiques. Une lecture trop conceptuelle aussi. Or, nous l’avons dit et lui-même l’a maintes fois répété, c’est de peinture qu’il s’agit, et donc de peintre. Et donc, d’homme. L’engagement physique de l’artiste dans son œuvre, dont la dimension sacrificielle n’aura échappé à personne, le place dans une lecture bergsonienne du temps, c’est-à-dire un temps qui n’est autre que l’expérience de la durée. Pour Henri Bergson comme pour Roman Opalka, le temps est lié à la perception, et la perception elle-même liée au vivant et à ce qui le termine, c’est-à-dire la mort. Ainsi est rendu nécessaire ce fini dans l’infini qui ne constitue pas le moindre paradoxe d’Opalka 1965/1-∞