Onirique, drôle, tragique, fantasque, inquiétant, éclectique, évident, tel est l’art de Roman Polanski, qui a produit en plus de quarante ans d’une carrière mouvementée une œuvre à son image, insaisissable et inclassable. Retour sur un parcours atypique.
Frédéric Möri:Quelle a été la première émotion esthétique dont vous vous souveniez ?Roman Polanski:C’est difficile de dire, il faudrait pouvoir s’en rappeler… Il y a tant de domaines, le cinéma, la musique, la peinture… (long silence)… je suis incapable de choisir une œuvre. Je pense plutôt à la nature… (long silence)… A sept, huit ans, je me suis échappé du ghetto (de Cracovie, ndlr) et je me suis retrouvé rapidement en pleine campagne. Je pense que mes premières véritables émotions esthétiques sont venues de ces paysages vallonnés que j’ai traversés… une nature très riche… une ou deux chaumières visibles, c’est tout. Des chaumières, vous savez, avec des toits en chaume littéralement. Chaumières, chaumières… (rires)…Dans votre autobiographie, vous évoquez assez longuement la Wianki…Oui bien sûr. C’est un festival qui existe toujours, et qui se déroule sur la Vistule. Cela doit dater des temps païens. Le point fort est constitué par le saut d’une «princesse» en chemise de nuit – probablement un homme déguisé… (rires)…– depuis une barge, au milieu du fleuve, sur laquelle on a installé un décor représentant le château royal de Cracovie. Il y avait une princesse qui s’appelait Wanda et qui s’est jetée du haut d’une tour plutôt que d’épouser un roi allemand. Wianki veut dire «les couronnes». Tout ça est assez féérique, il y a des couronnes de fleurs et des bougies qui flottent sur l’eau. Mais pour les enfants, la grande attraction c’est le feu d’artifice. J’attendais toute l’année pour voir ça.N’y a-t-il pas dans ce cérémonial des éléments qu’on retrouvera plus tard dans vos films: la fête, le drame, la farce, l’ambiguïté entre la tragédie et la comédie ?Pas consciemment en tout cas. C’est une question qu’il faudrait poser à un psychanalyste plutôt qu’à moi… Tout ce qu’un enfant ressent reste quelque part et se retrouve dans son travail s’il s’agit d’un artiste.
Mais de manière générale, Cracovie a beaucoup compté pour vous.Oui, bien sûr. C’était une ville d’étudiants et de retraités, où la vie culturelle et intellectuelle était très développée. Sans parler du cadre: il y a plus de cinquante églises, gothiques pour la plupart. C’est l’une des rares villes hors d’Italie où l’on trouve de nombreux exemples de pure architecture de la Renaissance italienne. Les rois polonais ont fait appel à des architectes italiens pour remodeler leur capitale; nous avons eu d’ailleurs une reine italienne au XVIIe siècle: Bona Sforza, qui a joué un rôle important dans le développement artistique de la ville. Bref, l’art était partout, et j’ai grandi dans cette atmosphère si particulière. Tout ça s’est approfondi quand j’ai commencé mes études au Lycée des Beaux-Arts. C’était l’époque stalinienne: le pays était hermétiquement enfermé. Tout ce que les communistes considéraient comme l’art «décadent» n’existait pas pour nous: tout le mouvement dit «moderne», depuis les impressionnistes jusqu’aux surréalistes. Dans l’idéal, on ne devrait pas découvrir l’art moderne à l’école. Les professeurs, qui étaient des peintres et des artistes, nous faisaient découvrir, discrètement, des courants artistiques dont je ne soupçonnais même pas l’existence.Parmi toutes ces découvertes, lesquelles ont été particulièrement marquantes ?Ce qui m’a surtout frappé alors c’était Dali et De Chirico. Je ne pensais pas que ce genre de peinture pouvait exister. J’ai été très influencé par le surréalisme, trèspris par ça pendant des années. En littérature, j’ai d’abord découvert les auteurs polonais, qui eux non plus n’avaient aucune existence officielle: Witold Gombrowicz et Bruno Schulz. Ça m’a terriblement marqué. J’ai creusé et j’ai découvert Franz Kafka, dont les personnages me hantaient. Tout cela a constitué des premiers repères, qui m’ont permis de sortir de cet «art» officiel qui s’appelait «réalisme socialiste».Qu’est-ce qui vous attirait dans l’œuvre de De Chirico?Je n’ai jamais essayé d’analyser, mais c’est probablement ce côté onirique, ce monde fantasmagorique.
Qu’on retrouve aussi chez Dali. Il y a d’ailleurs chez ces deux peintres une atmosphère, et même une palette de couleur qu’on retrouve dans certains de vos films parmi les plus marquants. Je pense à la scène de la bataille dans l’ouverture de Macbeth, ou au plan général assez stupéfiant montrant Spilmann marchant au milieu des ruines dans Le pianiste.Peut-être. Je ne sais pas. Vous savez, ce sont des choses qui s’accumulent comme des couches dans votre subconscient et auxquelles on ne réfléchit pas. Il n’y a pas en tout cas dans mon travail une volonté d’imiter ou même de simplement faire référence à tel ou tel grand peintre. Chaque émotion esthétique laisse des traces; si on est vraiment intéressé par la psychanalyse, on peut les retrouver, mais je ne réfléchis jamais à ça. Dans Le pianiste par exemple, j’ai voulu obtenir des couleurs désaturées, j’ai voulu gommer les contrastes des couleurs vives. Je ne voulais pas imiter un documentaire d’époque, mais j’ai voulu rester dans les tons des films de cette période. Je n’ai pas voulu non plus tourner en noir et blanc, cela aurait été trop stylisé, trop «arty». Il fallait raconter l’histoire sans effet et sans trop de mise en scène. Dans ce genre de film, il ne faut pas que l’on voit ou même qu’on devine le travail du metteur en scène.C’est une autre marque de votre style: l’absence d’intentionnalité, comme si le film fonctionnait de manière autonome, avec sa vie propre. C’est assez remarquable dans le Pianiste.C’est en tout cas ce que j’ai essayé de faire. Il n’y a pas de mouvement de caméra visible, pas de montage qui saute aux yeux…Il y a aussi dans certains de vos films comme une esthétique du désastre. On ne sait pas si on est dans la réalité ou dans un monde fantasmatique, tragique ou comique, mais au final, ces éléments hétérogènes s’allient pour donner naissance au drame. Comme si le drame, au sens théâtral du terme, naissait chez vous du paradoxe et de l’ambiguïté.Pour Le locataire par exemple, bien sûr, c’est évident. Mais ça dépend de plusieurs choses: du sujet et de ce que je vis à telle ou telle période de ma vie, parce qu’on évolue quand même. On passe par des moments différents.
Quels sont les courants artistiques avec lesquels vous sentez aujourd’hui le plus d’affinité ?Je n’ai jamais pensé à ça… Dans le cinéma, un certain réalisme. Mais pas au théâtre, qui demande une certaine convention. Le réalisateur qui m’a certainement le plus marqué a été Orson Wells, et en particulier Citizen Kane. Avant ce film, crucial pour moi, il y a eu The odd man out de Carol Reed, c’est un de ses premiers films. James Mason joue le leader d’un groupe de résistants irlandais, recherché à la fois par ses complices et par la police. La ville a une atmosphère qui me rappelait cellede Cracovie, avec la neige qui tombe, les pavés glissants, les murs délabrés, les réverbères. J’ai vu ce film quand j’avais 14 ans et il m’a énormément influencé.Dans votre mise en scène ?J’ai l’impression de toujours refaire ce film.Vous évoquiez aussi Orson Wells, qu’est-ce qui vous a marqué dans Citizen Kane, par exemple ?Mais la mise en scène justement, l’élégance de ses films, l’invention, les nouveautés révolutionnaires qui à l’époque étaient vraiment saisissantes. Dans les films de cette époque, on ne voyait pas les plafonds par exemple. Chez Wells, l’utilisation du grand-angle permettait de faire sentir au spectateur qu’il était entouré de murs, qu’il ne regardait pas un tableau, mais qu’il y était. Comme jeune spectateur, ça me fascinait, et comme jeune artiste plus tard, j’ai cherché à recréer cette sensation. C’est pour cela que j’aimais beaucoup la peinture flamande: Van Eyck, et particulièrement le portrait du couple Arnolfini, où l’on sent vraiment la chambre qui nous entoure. Les films d’Orson Wells nous permettaient de dire, comme l’a écrit Van Eyck sur la toile: «j’étais là». Ce genre de film me fascinait beaucoup plus que tous ces films d’actions avec des milliers de cavaliers qui courent dans tous les sens, où on ne comprend jamais qui est en train de battre qui. Ce genre de films-là ne m’a jamais vraiment intéressé.Et pour en revenir à la peinture ?J’ai été pendant très longtemps extrêmement sensible au surréalisme, et à tout ce qui s’en approchait. Aujourd’hui… (long silence)… je crois que je suis un éclectique, définitivement. Vous voyez, d’un côté Balthus et de l’autre Van Gogh… Il y a quelque chose chez Van Gogh qui me fascine: je peux rester des heures devant une de ses toiles.Vous pouvez mettre des mots sur cette émotion ?L’intelligence, la compréhension… peut- être qu’ayant étudié la peinture pendant quelques années, je vois ses tableaux différemment. Je vois la technique derrière, j’ai l’impression de comprendre pourquoi il y a tel trait à tel endroit, pourquoi il a fait ainsi et pas autrement. Ce sont sûrement des choses qui n’intéressent pas le spectateur en général. Tout Van Gogh me fascine de ce point de vue, même ses premières œuvres.Vous parlez de Balthus, j’imagine qu’il s’agit pour vous d’une émotion toute différente.En effet. Il y a une dizaine d’année, j’ai vu la grande rétrospective qui lui était consacrée, à Beaubourg, et là je me suis rendu compte à quel point il était un grand peintre. Quand vous voyez pratiquementtoute son œuvre réunie dans quelques salles, cela vous donne une sensation complètement différente de celle laissée par une seule toile ou une reproduction dans un livre. Ce qui me frappe chez lui, c’est l’observation du comportement de ces modèles. Leur expression est tellement bien observée, tellement bien rendue… La technique bien sûr est phénoménale, mais pour un metteur en scène ce qui est étonnant chez lui c’est le langage du corps. L’expression est toujours juste. On retrouve ça chez Edward Hopper également. Vous voyez une femme assise sur une chaise, avec cette expression de quelqu’un qui n’est pas observé. Une femme qui se croit seule, et qui, si elle se sait observée, ne sera plus du tout la même.
Comment s’opère chez vous le processus de création ?Il y a une expression polonaise qu’on utilise quand on ressent quelque chose mais qu’on ne peut pas le définir: j’entends la cloche sonner mais je ne sais pas depuis quelle église… (long silence)… Il y a d’abord cette période de latence entre deux films. Je ne sais pas ce que je veux et à un moment, cela commence à se formuler un peu plus clairement. Ces derniers temps j’ai réalisé beaucoup d’adaptation de livres. Mais trouver le livre qui vous donne envie de vous lancer dans un travail qui dure deux ans et demande un très grand effort… c’est difficile de prendre cette décision. Il faut vraiment pouvoir se dire: «c’est ça que je veux». Il faut un vrai coup de cœur, sinon rien de valable n’en sortira.Vous accordez beaucoup d’importance au travail sur l’image, à la composition, à la lumière, est-ce qu’il y a dans votre travail une méthode définie ?Pour un metteur en scène c’est assez facile. Il faut d’abord s’imaginer les choses. Je porte cet espèce de modèle en tête, mais quand je tourne, je dispose de tous ces éléments que je peux ajuster d’une manière purement physique: je peux déplacer une personne, changer l’orientation d’un meuble, déplacer la caméra. Disons que pour un metteur en scène, c’est facile, ou en tout cas cela me semble naturel. Maisavant, il y a ce moment difficile où ce modèle, que j’ai en tête, doit être partagé avec l’équipe. Le metteur en scène n’est pas un peintre pour qui un pinceau et des couleurs suffisent, il a besoin d’une armée autour de lui pour arriver à faire son travail. En fait, il y a beaucoup de gens qui imaginent des choses, et qui les imaginent peut-être merveilleusement bien, mais ils ne peuvent pas les partager avec un public. Mon travail consiste à rendre mon imaginaire accessible aux autres. Je le fais à travers ce medium qu’on appelle le film, et pour faire ce film, j’ai besoin d’un directeur de la photo, d’acteurs, de décorateurs, de costumiers, et de plein d’autres gens. Pour arriver à m’exprimer comme je le veux, il faut qu’ils comprennent bien ce que je veux. Le fait d’avoir étudié les Beaux Arts m’aide beaucoup: je peux dessiner, et c’est un raccourci énorme.Comment définiriez-vous l’art ? et le vôtre ?S’il y a une chose que j’évite, c’est bien les définitions… Je pense que l’art doit émouvoir, sans ça, c’est de la décoration. Dans mon art il y a certainement une volonté de faire penser le spectateur à ce qu’il a vu. Il sort du cinéma et il pense au film qu’il vient de voir. J’aime bien que cela reste et que cela fasse réfléchir.A quoi travaillez-vous aujourd’hui ?A un film sur Pompéi.
En quelques mots
Qu’est-ce qui vous émeut……dans un objet ?L’élégance.…dans une peinture ?L’atmosphère.…dans une sculpture ?Michel-Ange disait d’une sculpture qu’on devrait pouvoir la rouler d’une carrière sans que rien ne s’en détache. Je n’aime pas les choses tarabiscotées, qui ressortent… j’aime Maillol. J’aime les formes ramassées. Je n’aime pas quand on peint dans la terre glaise……dans une livre ?Le style.…dans une musique ?L’harmonie.…dans une architecture ?Logique, simplicité et fonction.
Si vous deviez choisir une œuvre……dans la peinture ?Nighthawks d’Edward Hopper. Mais il y en a tant d’autres… L’autoportrait que Rembrandt a réalisé à la fin de sa vie. C’est une œuvre fantastique.…dans la sculpture ?Je choisirais une sculpture de MichelAnge.…dans la littérature ?William Faulkner, ou Scott Fitzgerald, Tendre est la nuit, dont une bonne partie se passe en Suisse.…dans le cinéma ?The odd man out de Carol Reed.…dans la musique ?La Grande Messe de Mozart.…dans l’architecture ?Le Musée Guggenheim de Bilbao. C’est vraiment fou, et pas seulement la forme… les matériaux: ces plaques de titanes – qui bougent légèrement, qui respirent…
Parcours
1933Naissance à Paris1937Les Polanski s’installent à Cracovie1939-1940Invasion de la Pologne par les nazis. Les juifs de Cracovie et des environs sont « déplacés » dans le ghetto.1942-1945La mère et la sœur de Roman Polanski sont arrêtées et déportées à Auschwitz. Son père est arrêté. Roman s’enfuit seul du ghetto et trouve refuge dans le village de Wysota, à 50 km de Cracovie.1945-1947Il retrouve son père et reprend sa scolarité. Début de sa carrière d’acteur au théâtre et à la radio.1950-1953Etudes au Lycée des Beaux Arts de Cracovie. Obtient l’un des rôles principaux dans Génération, un film d’Andrej Wajda sur la vie de la jeunesse polonaise durant l’occupation nazie.1999Elu à l’Académie française des Beaux-Arts. Occupe le fauteuil de Marcel Carné.2000Docteur Honoris Causa de l’école nationale du film de Lodz.2002Le pianiste. César, Palme d’or à Cannes, Oscar du meilleur réalisateur et du meilleur film2003Mise en scène de Hedda Gabler d’Henryk Ibsen, avec Emmanuelle Seigner. César pour le meilleur réalisateur. Scopus Award de l’université hébraïque de Jérusalem.2005Adaptation d’Oliver Twist de Charles Dickens.2006Mise en scène de Doute de Peter Schaffer.Life Achievement-Jerusalem, Life Achievement-European Academy Pologne, Life Achievement-Federico Fellini Award Rimini.1955-1959Etudes à l’école nationale de cinéma de Lodz. Réalise plusieurs courts métrages, dont Deux hommes et une armoire (1959), primé au Festival du film expérimental de Bruxelles1962Premier long métrage: Le couteau dans l’eau, jugé «décadent» par les autorités de son pays, mais nominé pour l’Oscar du meilleur film étranger. Il décide d’émigrer à l’Ouest.1966-1968Après une période difficile, Polanski enchaîne les succès; il tourne en Angleterre: Répulsion et Cul de sac; dans les Dolomites: Le bal des vampires; aux Etats-Unis: Rosemary’s baby. Mise en scène de l’opéra de Verdi Rigoletto et Les Contes d’Hoffman d’Offenbach.1971-1978Retour en Europe. Adaptation de Macbeth de Shakespeare, en collaboration avec Kenneth Tynan. Chinatown, avec Jack Nicholson, nominé 11 fois aux Oscars. Mise en scène de Lulu d’Alban Berg pour le festival d’opéra de Spolète (1974). Le locataire, avec Isabelle Adjani, dans lequel il joue le rôle principal (1976).1979-1999S’installe à Paris. César pour Tess avec Nastassja Kinski.Joue le rôle de Mozart dans la pièce Amadeus de Peter Schaffer (1980). Rédige son autobiographie (1984), Roman, traduite en plusieurs langues. Pirates, Frantic (1988) avec Harisson Ford et Emmanuelle Seigner, Lunes de fiel. (1992), La jeune fille et la mort (1994), avec Sigourney Weaver et Ben Kingsley. Mise en scène de Master Class de T. Mc Nally, avec Fanny Ardant dans le rôle de Maria Callas (1996). La neuvième porte (1999), avec Emmanuelle Seigner et Johnny Depp. Commandeur de l’Ordre des Arts et des Lettres.
999Elu à l’Académie française des Beaux-Arts. Occupe le fauteuil de Marcel Carné.2000Docteur Honoris Causa de l’école nationale du film de Lodz.2002Le pianiste. César, Palme d’or à Cannes, Oscar du meilleur réalisateur et du meilleur film2003Mise en scène de Hedda Gabler d’Henryk Ibsen, avec Emmanuelle Seigner. César pour le meilleur réalisateur. Scopus Award de l’université hébraïque de Jérusalem.2005Adaptation d’Oliver Twist de Charles Dickens.2006Mise en scène de Doute de Peter Schaffer.Life Achievement-Jerusalem, Life Achievement-European Academy Pologne, Life Achievement-Federico Fellini Award Rimini.