Un jour d’été en 1749, un campagnard plutôt gauche monté à Paris pour acquérir une certaine réputation dans le monde, hantant les salons de femmes d’esprit, puisque, lui avait-on dit, «on ne fait rien à Paris que par les femmes», connut son chemin de Damas en allant voir son ami Diderot emprisonné à Vincennes. Sous le feu accablant du soleil, recru de fatigue, il tomba sur l’annonce dans le Mercure de France d’un prix proposé par l’Académie de Dijon pour savoir «si le progrès des sciences et des arts a contribué à corrompre ou à épurer les mœurs». Ce fut une illumination: «à l’instant de cette lecture je vis un autre univers et je devins un autre homme». Sous un chêne, il crayonna la prosopopée de Fabricius, concourut au prix et, dès cet instant, confesse-t-il, «je fus perdu. Tout le reste de ma vie fut l’effet inévitable de cet instant d’égarement». Au siècle des Lumières, un «citoyen de Genève», transporté d’héroïsme, réformant ses mœurs, quittant la dorure et les bas blancs, prenait soudain figure d’antiphilosophe. Son Discours remporta le prix de l’Académie en 1750. Sitôt paru, il mit le feu aux poudres. Le paradoxe était fort: les progrès que nos sociétés policées devaient aux sciences et aux arts, ne nous avaient pas rendus meilleurs, bien au contraire, nous y avions perdu notre âme avec la vertu, cette science sublime des âmes simples, cette voix de la conscience gravée dans nos cœurs, étouffée par l’art de plaire, de déguiser, de se comparer, ce poison de l’amour-propre. À l’instant où s’inventait avec le siècle le monde moderne, qui est le nôtre, l’intuition de Jean Jacques en dénonçait l’illusion. La civilisation est génératrice d’un malaise, son gain s’accompagne d’une perte où il en va de l’essentiel de nous-mêmes, perte du bonheur, dit Rousseau, de la jouissance, dira Freud en 1929. La mélancolie de l’un, le pessimisme de l’autre nous ont affrontés sans faux-fuyant à la question de la vérité. Qu’on y prenne garde avant d’ironiser à trop bon compte sur le bon sauvage !
Car la thèse que développe Rousseau dans son second Discours, Sur l’origine de l’inégalité, dont la Révolution devait s’emparer pour le meilleur et pour le pire, se résume dans l’aphorisme célèbre: «L’homme naît bon, la société le corrompt». Et le dévot comme l’esprit fort de se récrier aussitôt: le péché est originel, ou encore: la férocité est naturelle, cet état de pure nature est un mythe, une chimère ! Justement ! Ce n’est pas un fait, c’est un concept critique qui remonte à une origine vide de toute détermination pour mieux introduire dans le cours des choses la dimension nouvelle de l’histoire: rien n’est là de toute éternité, c’est le produit d’une histoire, réelle cette fois, faite de discontinuités, catastrophes naturelles ou inventions humaines. Ce qui est aurait pu ne pas être ou être tout autre. Le nécessaire le cède au contingent, à l’accidentel. La société n’a plus rien de sacré, son ordre peut être refondé. Les préjugés tombent, le monde peut changer de base. Ni la Genèse, ni Hobbes ! Le Contrat social fait à son tour coupure, comme acte de raison et de refondation de la société sur «la volonté générale» au service du bien commun. Quant à l’éducation d’un enfant dont l’Émile tente le projet, elle est chose bien difficile, sinon impossible, quand notre environnement social contredit la voix de la nature et de la conscience. «Pour faciliter votre ouvrage», disait Rousseau à Mme d’Épinay, fort en colère, qui le rapporte dans une lettre à Grimm, «il faudrait commencer à refondre toute la société: c’est qu’il ne faut pas penser à tirer parti de l’éducation, toutes les fois que l’intérêt particulier ne sera pas tellement joint à l’intérêt général qu’il soit presque impossible d’être vicieux sans être châtié et vertueux sans être récompensé, ce qui n’est malheureusement dans aucun lieu du monde.» Rien n’éclaire mieux la puissance critique de la pensée de Rousseau que cet autre extrait d’une notice sur les derniers jours de sa vie en juin 1778, alors qu’il passait ses journées, enfin apaisé, à herboriser à Ermenonville: «Il m’échappa de dire devant lui, je ne sais à quel propos, que les hommes étaient méchants. Les hommes, oui, répliqua M. Rousseau, mais l’homme est bon.» C’est un passage à l’universel. Rousseau est sans illusions sur la réalité, mais il pose un axiome qui a la force d’un levier propre à soulever le monde. C’est un acte de foi en l’homme, qui a valeur libératoire et, pour fonction, de le déculpabiliser. L’homme porte en lui une innocence foncière, au principe de toute résistance à ce qui voudrait l’enchaîner. Là est la modernité bouleversante de Rousseau.
«Rousseau invente l’enfant, l’égotisme, la nature, l’égalité, la démocratie», écrivait François Furet en 1978 pour le bicentenaire de sa naissance, «son paradoxe c’est qu’il invente ainsi le monde moderne (celui où nous vivons encore), tout en construisant son personnage sur la haine du moderne […]. La civilisation vraie ne naît pas des sciences et des arts qui n’en apportent que l’écume, mais de la vertu, qui est la voix de la conscience dans le silence des passions. Ainsi Rousseau attaque de front l’opinion que l’époque a d’elle-même, mais c’est pour mieux en dégager le principe neuf, qui est l’individu […]. Il dévoile le problème du siècle: comment penser le social à partir de l’individuel ?» Ses Confessions, commencées à Môtiers en janvier 1765 après la sortie de l’infâme libelle anonyme de Voltaire, interrompues en novembre 1767, au plus fort d’une crise intérieure, reprises à Monquin en novembre 1769, achevées au début de l’été 1770 peu après son retour à Paris, attestent tout à la fois le drame de sa vie et cette vérité singulière qui permet à chacun de dire Je. Mal à l’aise parmi les gens du monde comme parmi les gens de lettres, celui que Mme d’Épinay appelait «mon ours» venait d’accepter en 1756 l’asile qu’elle lui offrait à l’Ermitage, à la lisière de la forêt de Montmorency. Il quittait enfin Paris pour ce lieu solitaire où il se livrait à ses promenades et aux créations de son imagination, à sa Julie, un roman par lettres qui allait bientôt lui gagner les cœurs de toutes les femmes du monde parce qu’il donnait voix au sentiment et au respect de l’autre dans l’amour. Ce fut, six années durant, la période féconde de sa vie (La Nouvelle Héloïse, 1761, Émile et Du Contrat social, 1762), ce fut aussi, en mai 1757, la rencontre, où tout bascula, avec la comtesse Sophie d’Houdetot, «et pour cette fois, ce fut de l’amour… le premier et l’unique en toute ma vie». Ce furent, dit-il, ses derniers beaux jours, qui ouvrirent l’abîme de ses malheurs. S’ensuivirent la rupture avec sa protectrice, avec ses amis, Grimm et Diderot, la condamnation de l’Émile à être brûlé, par le Parlement de Paris, ainsi qu’à Genève, le décret de prise de corps de son auteur malgré la haute protection du maréchal de Luxembourg, sa fuite et son refuge à Môtiers, dans la principauté de Neuchâtel qui appartenait au roi de Prusse.
Les Confessions racontent cette histoire, la Fondation Martin Bodmer la fait revivre grâce, entre autres, à des documents poignants: 18 lettres autographes à Sophie, de l’automne 1757 au printemps 1758, plus une à Saint-Lambert, qui nous ont été confiées par la petite-fille du dernier Comte Foy (le descendant du général de Napoléon, dont le fils, né en 1815, avait épousé l’arrière-petite-fille de Sophie d’Houdetot, la comtesse Germain de Montforton), 61 autres à Mme d’Épinay, la belle-sœur de Sophie, gardées dans la collection de lettres intimes de Mme Anne-Marie Springer sous une reliure de Jean de Gonet, six volumes de copie de La Nouvelle Héloïse de la main de Jean-Jacques pour Mme d’Houdetot, en qui il voyait sa Julie jusqu’à ne plus voir qu’elle en son héroïne, gravures et visuels du premier baiser échangé dans le bosquet entre Julie et Saint-Preux. Sans oublier une «folie» conçue et bâtie par Jean-Michel Landecy dans les jardins de la Fondation le long du Rhône pour des lectures champêtres de Rousseau, tant il est vrai qu’aimer Rousseau, c’est lui laisser la parole, quand il se montre dans toute la vérité de sa nature, et qu’on ne peut juger qu’après l’avoir lu.
Ah! quelle magie, me dit-il, dans tous ces vieux troncs entr’ouverts et bizarres que l’on ne manquerait pas d’abattre ailleurs; et cependant comme cela parle au cœur, sans qu’on sache pourquoi ! Ah ! je le vois, et je le sens jusqu’au fond de mon âme, je trouve ici les jardins de ma Julie! (Extrait d’une notice sur les derniers jours de J.-J. Rousseau, par son ami M. le Bègue de Presle, et imprimée à Paris en 1778)