Saint-Pétersbourg

«Concept fou» né de la volonté du tsar Pierre le Grand au XVIIIe siècle, Saint-Pétersbourg, avec ces palais à façades rouges, jaunes ou vertes, a ses inconditionnels et ses détracteurs. Découvrez ou redécouvrez cette ville qui n’est jamais aussi belle qu’en hiver lorsque la Néva gèle.Ville double: à la fois sublime et inquiétante, impériale dans son ordonnance et angoissantepar sa beauté, inspirant autant de méfiance que d’adhésion passionnée.Tel est le secret de Saint-Pétersbourg. Tant qu’on ne l’a pas compris, on s’étonnera de lire des avis si divergents sur l’ancienne capitale de la Russie. Les écrivains, les poètes, les voyageurs se divisent en deux catégories: ceux qui lui vouent une adoration sans réserves, éblouis par le plus prodigieux décor urbain du monde, et ceux qui l’observent pleins de suspicion, de doutes, parfois de haine. Pouchkine semontre lui-même contradictoire: Le Cavalier de bronze, ce magnifique poème, est à la fois un cri d’enthousiasme et un cri d’anathème. Beauté souveraine, oui, à se mettre à genoux, mais aussi repaire de maléfices.À Gogol, arrivé de son Ukraine natale à vingt-deux ans, Saint-Pétersbourg apparut comme un cauchemar, une cité maudite où les hommes, réduits à des points infimes dans les longues perspectives, n’ont pas plus de consistance que des fantômes. «Fuyez, pour Dieu, fuyez au loin le réverbère ! Et vite, aussi vite que vous pouvez, passez au large. Heureux encore si vous vous en tirez avec une coulée de son huile puante sur votre élégant manteau. Mais outre le réverbère tout respire l’imposture. Elle...

«Concept fou» né de la volonté du tsar Pierre le Grand au XVIIIe siècle, Saint-Pétersbourg, avec ces palais à façades rouges, jaunes ou vertes, a ses inconditionnels et ses détracteurs. Découvrez ou redécouvrez cette ville qui n’est jamais aussi belle qu’en hiver lorsque la Néva gèle.
Ville double: à la fois sublime et inquiétante, impériale dans son ordonnance et angoissantepar sa beauté, inspirant autant de méfiance que d’adhésion passionnée.Tel est le secret de Saint-Pétersbourg. Tant qu’on ne l’a pas compris, on s’étonnera de lire des avis si divergents sur l’ancienne capitale de la Russie. Les écrivains, les poètes, les voyageurs se divisent en deux catégories: ceux qui lui vouent une adoration sans réserves, éblouis par le plus prodigieux décor urbain du monde, et ceux qui l’observent pleins de suspicion, de doutes, parfois de haine. Pouchkine semontre lui-même contradictoire: Le Cavalier de bronze, ce magnifique poème, est à la fois un cri d’enthousiasme et un cri d’anathème. Beauté souveraine, oui, à se mettre à genoux, mais aussi repaire de maléfices.À Gogol, arrivé de son Ukraine natale à vingt-deux ans, Saint-Pétersbourg apparut comme un cauchemar, une cité maudite où les hommes, réduits à des points infimes dans les longues perspectives, n’ont pas plus de consistance que des fantômes. «Fuyez, pour Dieu, fuyez au loin le réverbère ! Et vite, aussi vite que vous pouvez, passez au large. Heureux encore si vous vous en tirez avec une coulée de son huile puante sur votre élégant manteau. Mais outre le réverbère tout respire l’imposture. Elle ment à longueur de temps, cette perspective Nevski, mais surtout lorsque la nuit s’étale sur elle en masse compacte et accuse la blancheur ou le jaune pâle des façades, quand toute la ville devient éclair et tonnerre, quand des myriades d’attelages débouchent des ponts, quand les postillons hurlent sur leurs chevaux lancés au galop, quand le démon lui-même allume les lampes uniquement pour faire voir les choses autres qu’elles ne sont».Ce qui exaspère Dostoïevski, c’est que les nuits de juin y sont aussi «blanches» que les jours d’hiver sous la neige et la glace. L’architecture trop régulière, les alignements de colonnes expriment, selon lui, «toute l’absence de caractère et de personnalité de cette ville». Il fustige le mélange des styles, italien, français, allemand, cette «sorte de capharnaüm qui répond tout à fait à notre chaotique époque». Chez Tourgueniev, même attitude hypercritique. «Ainsi c’était Pétersbourg !

Ces rues vides, larges, grises; ces maisons d’un blanc gris, d’un gris jaune, d’un lilas gris, au plâtre écaillé, avec leurs fenêtres enfoncées dans les murs, leurs enseignes criardes… et leurs méchantes petites boutiques de légumes; le bonnet d’or de Saint Isaac; l’inutile Bourse bariolée, …cette odeur de poussière, de chou, de natte et d’écurie, …oui, c’est elle, notre Palmyre du Nord».Plus près de nous, Andreï Makhine, venu de Sibérie, a été d’abord déçu par «la rectitude onirique» des avenues, par la surabondance des colonnes et des pilastres, «là où nos bonnes vieilles églises exposent la blanche et lisse rotondité des murs nus», par cette «minutieuse éviction du hasard» dans une ville surconstruite. Voilà pour les Russes. Du côté des Français, mêmes réserves. Custine trouvait que le style néoclassique ne convenait pas à unpaysage plat; il aurait voulu des tours, des clochers, non des temples grecs. Dumas fut offusqué par la variété des couleurs: des murs rouges, des toits verts, a-t-on idée ! Morand raillait avec élégance «ces temples jaune d’or, Parthénon polaires relevés de stucs pâles, …ces rocailles italiennes de cérémonie, ces chancelleries couleur sang de bœuf se rendant les honneurs, ces académies catheriniennes framboise, les grâces pétrifiées des Bernins suédois aux badigeons rosés…»Toutes ces restrictions, toutes ces peurs, toutes ces moqueries remontent à une seule source: l’angoisse suscitée par une beauté trop parfaite. Il faut se reporter à Baudelaire et à son «rêve de pierre» pour comprendre l’effroi que suscite le manque absolu de défauts. Appeler SaintPétersbourg «la Venise du Nord» est la plus grosse erreur à commettre.

Venise est un dédale de ruelles tortueuses, SaintPétersbourg un damier d’avenues rectilignes. Venise se découvre peu à peu, au fil des promenades, Saint-Pétersbourg se donne d’emblée. La beauté de Venise est pittoresque, la beauté de Saint-Pétersbourg est métaphysique. Si je m’adosse à la colonne Alexandre et que je regarde la façade du palais d’Hiver, je me sens comme transporté en pleine éternité. Je contemple quelque chose qui a existé depuis toujours, de même que la Néva, avec sa puissante et sourde rumeur, si somptueusement évoquée par la musique de Tchaïkovski à l’avant-dernier tableau de La Dame de pique, me donne l’impression de jaillir du fond des temps et de rouler ses eaux noires avec une majesté invariable.Je suis belle, ô mortels ! comme un rêve de pierre,Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris.Saint-Pétersbourg est bien ce «sphinx incompris» dont on interroge sans fin la transparente et pourtant énigmatique splendeur. Sévère et hautaine utopie, la ville déploie sous nos yeux captivés ses mystères impeccables. Andreï Makhine, revenu de sa première prévention, s’est laissé finalement subjuguer. «La vérité profonde de Saint-Pétersbourg: une cité dont l’existence matérielle est à chaque moment transcendée par le Beau et à laquelle le quotidien ne s’ajoute que par nécessité, comme les scories de la réalité s’agrippent à l’idéal».Qu’a-t-elle donc de si extraordinaire, la ville de Pierre le Grand ? Ceci, précisément, qu’elle a été bâtie par la volonté de ce tsar, sur les plans qu’il a fournis, d’après ses directives qu’il a fait respecter minutieusement. Il n’y avait qu’un désert boueux, lorsque, en 1703, pour faire contrepoids à Moscou qu’il détestait, il donna le premier coup de pioche dans ce marécage. Puis il fixa la hauteur que les édifices devaient observer, indiqua l’esprit, le style général.Rien ne fut laissé à la libre initiative des constructeurs, tout fut surveillé, ajusté, harmonisé.Paris, Rome, Moscou, pour prendre l’exemple d’autres grandes capitales, sont le résultat d’une évolution empirique: le laid s’y mêle au beau. Rien de tel ici. Les tsars qui lui ont succédé restèrent fidèles àl’esprit voulu par le fondateur: ils accordèrent le XIXe siècle au XVIIIe, le néoclassique au baroque, et, ce qui échappa à Dostoïevski trop absorbé en lui-même pour être de bonne foi, l’italien au hollandais, le français à l’allemand: tour de force unique dans l’histoire mondiale de l’architecture. D’où ce caractère homogène de Saint-Pétersbourg, cette perfection des théorèmes, qui n’apparaissent jamais mieux que dans la saison froide, quand la Néva gelée reflète les façades des palais, les quais de granit, les sphinx rapportés d’Egypte, la flèche d’or de la cathédrale Pierre-et-Paul, tout ce fabuleux décor qui n’a pas bougé depuis trois siècles.

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