On retient souvent du travail de Sally Mann les photographies qu’elle a prises de ses trois enfants. Le regard défiant, saisis de colère, égratignés, en train de jouer, prenant la pose ou se reposant, ils sont souvent montrés nus, ou peu vêtus. Ces images suscitèrent le scandale aux États-Unis, dès la parution du livre Immediate Family en 1992. Propulsée sur le devant de la scène, Sally Mann fit l’objet de nombreux articles dans les grands quotidiens américains comme dans la presse spécialisée. Aujourd’hui, elle reste profondément marquée par les attaques qu’elle a subies. Ne lui a-t-on pas reproché d’avoir profité d’êtres innocents – ses propres enfants de surcroît – et d’exhiber leur nudité en leur demandant de prendre des poses suggestives ? L’affaire a pris de telles dimensions que Sally Mann s’est sentie obligée de rencontrer le FBI, de crainte d’être condamnée pour pornographie infantile. Ses enfants l’accompagnèrent ce jour-là pour attester qu’ils avaient été libres de poser et expliquer qu’ils portaient des vêtements légers en raison de la chaleur de l’été. L’artiste, soutenue par son mari à ses côtés, expliqua qu’elle était une bonne mère. Le FBI n’engagea aucune démarche contre son travail mais les accusations se poursuivirent, notamment à l’égard des librairies qui vendaient son livre. La photographe a souffert des critiques mais a continué à se frayer son propre chemin, loin de l’agitation des grandes villes. De sa ferme de quarante hectares, dans l’État de Virginie, elle a ainsi pu développer, depuis près de trente ans, une photographie sensible et intimiste. Sa démarche rigoureuse et cohérente ne peut être classée dans aucune école. Deux grands sujets parcourent son œuvre: les êtres qui lui sont chers et les paysages archaïques qui l’entourent, soit sa famille et sa terre – deux thèmes à la fois personnels et universels.
Il y a d’abord ses enfants, Emmett, Jessie et Virginia, photographiés tous les étés, durant plus de dix ans dans sa propriété de Lexington. Depuis 1984, Sally Mann a enregistré tous les moments de la journée de ses enfants. Il est difficile pourtant d’inscrire le travail dans la photographie de famille, l’un des genres les plus répandus dans l’histoire du médium. À parcourir les images, on comprend que l’œuvre va au-delà du portrait de trois enfants. L’artiste vise à évoquer l’enfance dans son universalité. On décèle, dans Immediate Family, ces petits instants d’autonomie qui fascinent les adultes. Et le sentiment d’immortalité et de toute-puissance qui caractérise le premier âge de la vie. Mais il ne faut pas s’y méprendre: Emmett, Jessie et Virginia se mettent enscène pour incarner leur rôle, même lorsqu’ils semblent dormir ou ne pas être conscients de la présence de l’appareil photo. Tous trois ont accepté de poser et tous trois ont accepté, plus tard, que ces images sortent de «l’album familial».Inquiétée par le climat de controverse qui a entouré Immediate Family, œuvre jugée à tort immorale, Sally Mann entame en 1993 une nouvelle série de photos, dans une campagne vidée de toute présence humaine. L’artiste, fascinée par sa région natale – le Sud profond des États-Unis – a choisi de travailler avec un équipement du dix-neuvième siècle. D’où des photographies qui semblent intemporelles, comme l’étrange beauté des paysages d’un Sud mythique (la Virginie, la Louisiane et le Mississippi). Dans cette région, Sally Mann cherche aussi les traces d’une histoire tourmentée. La terre y est imprégnée de la sueur et de la souffrance d’individus pris dans la tourmente de la guerre et de l’esclavage.Réalisé à la chambre (un appareil de grand format), le travail de Sally Mann s’apparente plus à celui du peintre – qui prépare sa toile, ses pinceaux, ses vernis – qu’à celui du photographe à la chasse d’instantanés. L’utilisation d’équipements datés des origines de la photographie lui permet d’intervenir sur la substance même de la photographie, à base de lumière et de chimie. Sa technique photographique va peu à peu devenir sa marque de fabrique. En 1999, Sally Mann commence à travailler avec le collodion humide sur plaque de verre, un procédé développé en 1850 et qui requiert un temps de pose d’environ six minutes. Elle apprécie le côté archaïque du collodion car il lui permet d’obtenir une esthétique insolite, faite de rayures, de fuites de lumière et de parties floues. Sur ses tirages, elle applique différentes techniques de virage, et fait apparaître les imperfections données par les vieilles lentilles qu’elle place dans son appareil photo.
À l’ère numérique, Sally Mann développe une œuvre qui reste profondément dépendante de la chimie, matière sensible de la photographie. En travaillant ses négatifs sur plaque de verre à la manière des photographes du XIXesiècle (elle se déplace avec une chambre noire portative), elle questionne le temps mais aussi la finitude. Sur ses images, les accidents sont visibles comme si elle souhaitait affirmer la fragilité du moment capturé. Cette même fragilité se reflète dans les portraits de la série Faces. L’artiste y revient à son point de départ: ses enfants Emmett, Jessie et Virginia sont maintenant adultes. Malgré le cadrage serré sur leurs visages, on peine à les distinguer: les surfaces sont si présentes qu’ils semblent avoir été défigurés par l’émulsion photographique. Sally Mann n’a pas cherché à améliorer le procédé du collodion, estimant que les imperfections font de ses photographies des images déjà anciennes. Insinue-t-elle qu’il s’agit d’images posthumes, comme les yeux parfois baissés peuvent le laisser penser ? Il émane en tout cas de ces visages une troublante impression de repos. Dès lors, l’œuvre pourrait se lire comme une méditation sur la vie, sur la mort et surtout sur la mémoire.