Schinkel, ou le rêve de marbre

Karl-Friedrich Schinkel (1781-1841) est un grand visionnaire parmi les architectes. Ses visions furent parfois trop audacieuses et trop coûteuses pour descendre dans la réalité, mais il nous en a laissé des projets d’une précision et d’une beauté sidérantes. Dans ces rêves, il nous fait habiter.Qui est Karl-FriedrichSchinkel? C’est d’abordl’homme qui, après lavictoire prussienne sur les armées de Napoléon, travaille à remodeler le centre de Berlin, pour le compte du roi Frédéric Guillaume III. On lui doit, dans le centre historique de cette ville, plusieurs monuments de grande importance: l’Altes Museum, avec son immense façade à dixhuit colonnes ioniques; le Nouveau Corps de Garde, avec ses colonnes doriques et son fronton triangulaire; ou le Pont du Château, avec ses grilles de fer coulé et ses statues de marbre. Schinkel construisit aussi des résidences royales comme Charlottenhof à Potsdam, ou des villas comme celle de Tegel, destinée à son ami le savant Wilhelm von Humboldt, sans compter le théâtre du Gendarmenmarkt à Berlin. Autant de chefs-d’œuvre auxquels tous les guides touristiques accordent trois étoiles.Mais Schinkel était beaucoup plus qu’un architecte. C’était un homme universel: peintre, sculpteur, décorateur de théâtre et d’opéra, dessinateur de meubles, architecte d’intérieur, rédacteur de manuels pour artisans, créateur de décorations murales. Ce n’est pas tout. Il était encore écrivain, théoricien, mémorialiste et mélomane prodigieusement doué, au point de reproduire au piano sans erreur des œuvres entendues en concert – un point commun avec Mozart; nous verrons qu’il y en aura d’autres.Son œuvre d’architecte, c’est en très grande partie...

Karl-Friedrich Schinkel (1781-1841) est un grand visionnaire parmi les architectes. Ses visions furent parfois trop audacieuses et trop coûteuses pour descendre dans la réalité, mais il nous en a laissé des projets d’une précision et d’une beauté sidérantes. Dans ces rêves, il nous fait habiter.
Qui est Karl-FriedrichSchinkel? C’est d’abordl’homme qui, après lavictoire prussienne sur les armées de Napoléon, travaille à remodeler le centre de Berlin, pour le compte du roi Frédéric Guillaume III. On lui doit, dans le centre historique de cette ville, plusieurs monuments de grande importance: l’Altes Museum, avec son immense façade à dixhuit colonnes ioniques; le Nouveau Corps de Garde, avec ses colonnes doriques et son fronton triangulaire; ou le Pont du Château, avec ses grilles de fer coulé et ses statues de marbre. Schinkel construisit aussi des résidences royales comme Charlottenhof à Potsdam, ou des villas comme celle de Tegel, destinée à son ami le savant Wilhelm von Humboldt, sans compter le théâtre du Gendarmenmarkt à Berlin. Autant de chefs-d’œuvre auxquels tous les guides touristiques accordent trois étoiles.Mais Schinkel était beaucoup plus qu’un architecte. C’était un homme universel: peintre, sculpteur, décorateur de théâtre et d’opéra, dessinateur de meubles, architecte d’intérieur, rédacteur de manuels pour artisans, créateur de décorations murales. Ce n’est pas tout. Il était encore écrivain, théoricien, mémorialiste et mélomane prodigieusement doué, au point de reproduire au piano sans erreur des œuvres entendues en concert – un point commun avec Mozart; nous verrons qu’il y en aura d’autres.Son œuvre d’architecte, c’est en très grande partie à Berlin et à Potsdam qu’il l’a réalisée, ce qui a pu mettre des limites à sa renommée. Mais son esprit créateur se nourrissait des beautés du monde entier. Et s’il n’avait tenu qu’à lui, Athènes aujourd’hui resplendirait d’une de ses œuvres les plus audacieuses et les plus étranges. Quant à la diversité de ses travaux, comme des styles auxquels il recourut, elle est assez stupéfiante. Il a bâti aussi bien des églises et des musées que des villas, des mausolées et des phares; tout cela dans des styles très divers, néoclassiques ou néogothiques, parfois les deux ensemble. Maître de la décoration profuse, il n’en fut pas moins parmi les premiers, sinon le premier, à promouvoir une conception fonctionnaliste de l’architecture.

Ce fonctionnalisme, c’est-à-dire cette volonté et cette capacité de faire rimer la beauté avec l’utilité, a fait l’admiration de créateurs modernes comme Peter Behrens, Ludwig Mies van der Rohe ou Adolf Loos. Celui-ci voyait en Schinkel «le dernier des grands architectes». De nos jours, c’est le fameux Ieoh Ming Peï, l’homme de la pyramide du Louvre, qui lui paie son tribut d’admiration. Et quel tribut: tout comme sa pyramide parisienne s’intègre dans une architecture plus ancienne, la halle d’exposition que Peï vient de construire pour le Musée historique de Berlin surgit au milieu des chefs-d’œuvre de son grand prédécesseur (le Pont du Château, leNouveau Corps de Garde). Elle s’attache même physiquement au bâtiment de l’Arsenal, antérieur à Schinkel, mais où Schinkel avait mis sa marque. Elle s’y accroche comme le lierre à la pierre, ou comme l’enfant au flanc de sa mère.Cette reconnaissance et cette allégeance ne vont pas de soi. Naguère encore, Schinkel a pu être suffisamment dédaigné pour que feu la République Démocratique Allemande décide, dans les années soixante, de démolir l’une de ses œuvres majeures, l’Académie d’architecture (le bâtiment le plus brillamment fonctionnaliste qu’il ait réalisé, construit en briques brutes). Heureusement, aujourd’hui, Berlin s’est réveillée de sa folie autodestructrice. Et l’Académie d’architecture est en train d’être reconstruite à l’identique… L’heure de Schinkel est revenue.La diversité stylistique de son œuvre a pu faire parler à son sujet de «classicisme romantique». D’un côté, il hérite des grands architectes des Lumières, Boullée ou Ledoux, David et Friedrich Gilly, qui furent ses maîtres; d’autre part il a été marqué par l’architecture industrielle anglaise, qu’un voyage en GrandeBretagne lui a permis d’observer sur place. Mais tout cela ne l’a pas empêché de laisser monter et s’épanouir en lui les prestiges et les mystères du premier Romantisme.De même qu’il fut à la fois classique et romantique, il fut à la fois aristocratique et populaire. Sans doute, il construisit les palais des souverains prussiens (Charlottenhof à Postdam, les appartements du princehéritier Frédéric Guillaume IV à Berlin), mais cela ne l’empêcha pas de se faire apprécier du peuple: lors des festivités de la période de Noël,on proposait toutes sortes d’attractions et de spectacles de rues. Dans des espaces clos qui préfiguraient nos salles de cinéma, des représentations de l’Etna en flammes, de Saint-Pierre de Rome, du Mont-Blanc ou du Dôme de Milan, souvent accompagnées de musique, apparaissaient au public ébahi; éclairées par-derrière, en transparence, elles avaient un effet magique. Eh bien, Schinkel ne dédaigna pas de peindre une quarantaine de ces paysages au cours de sa carrière, alors même qu’un de ses proches amis, le poète Achim von Arnim, considérait avec mépris et dégoût ces distractions bonnes pourla populace. Mieux encore, Schinkel fit construire à ses frais une baraque en forme de rotonde, afin d’y exposer un panorama circulaire de Palerme (vingt-sept mètres de circonférence!). Cette œuvre remporta un énorme succès, et resta exposée plusieurs mois.Schinkel, en somme, a toujours aimé envoûter le public, depuis les souverains jusqu’aux gens les plus humbles. Mais c’est parce qu’il était lui-même un envoûté. Et c’est le moment d’évoquer l’une de ses œuvres les plus étonnantes, qui ne relève ni de l’architecture ni de la peinture, mais des deux à la fois: il s’agit des décors que l’artiste conçut pour une reprise de la Flûte enchantée de Mozart, en janvier 1816, à l’occasion des fêtes du couronnement et de la paix, à l’opéra d’Unter dem Linden. Schinkel a réalisé pour cette grande occasion douze décors différents.Ce n’était pas la première fois qu’il travaillait pour l’opéra ou le théâtre. Il a peint des décors pour des œuvres de Gluck, d’Euripide, de Schiller, ainsi que pour l’Ondine de E. T. A. Hoffmann (le fameux écrivain des Contes, lui-même fou de musique au point d’en devenir compositeur). Mais incontestablement, les décors de la Flûte enchantée représentent le sommet de la création de Schinkel dans ce domaine. Et l’on ne s’étonnera pas que Hoffmann ait chanté leurs louanges. Bien sûr, on ne jugera pas ces œuvres à la même aune que des peintures de chevalet, malgré leur évidente parenté avec l’univers d’un Caspar David Friedrich. Il s’agit de décors de théâtre, avec ce que cela suppose de simplifications, de recherche d’effets, et d’ingénuité voulue. Ces décors n’en sont pas moins, de toute l’histoire du spectacle, les seuls dont on ait gardé le souvenir aussi longtemps, et dont certains metteurs en scène, aujourd’hui encore, avouent s’inspirer.Regardons la plus fameuse d’entre ces douze féeries, le Palais de la Reine de la Nuit. C’est d’une géométrie parfaitement simple, presque abstraite. Et c’est envoûtant. À quoi cela tient-il? Car après tout, les éléments figuratifs auxquels recourt l’artiste ne sont pas foncièrement originaux: ces formes géométriques élémentaires, il les a empruntées au néoclassicisme français. Et cette Reine de la Nuit debout sur un croissant de lune, inspirée de l’iconographie religieuse, les spectateurs avaient déjà pu la voir lors d’une reprise de la Flûte enchantée à Weimar (réalisée à l’instigation de Goethe en personne). Mais qu’importe. L’œuvre de Schinkel ne se compare à aucune autre.Encore une fois, pourquoi nous séduit-elle à ce point? D’abord parce que le spectateur est physiquement aspiré dans cette coupole d’étoiles, dont la profondeur est d’autant plus vertigineuse qu’elle est illusion pure, puisque la toile est évidemment plane. Mais ensuite, un souverain équilibre compense notre vertige, ou pour mieux dire, donne à notre vertige sa sérénité. Cet équilibre résulte de contrastes savamment mis en scène: contraste entrece ciel d’étoiles régulières et le dessin irrégulier, évanescent des nuages; entre la blancheur de la lune et la noirceur de la Reine; entre le bleu nocturne du ciel et la luminosité des étoiles (contraste qui se retrouve, en abyme, sur le manteau même de la Reine).Les formes sont stylisées, abstraites, épurées: on n’a jamais vu de ciel réel dont les étoiles soient ainsi réparties. Mais cette régularité artificielle et décorative capture notre regard, elle nous envoûte littéralement (elle nous aspire et nous abrite sous sa voûte), et le miracle est accompli: nous sommes au théâtre, au royaume de l’illusion, et nous sommes dans une vie plus intense que la vie. Le génie de Schinkel, si musicien, a bien sûr été stimulé par le génie de Mozart. Faut-il ajouter que ce décor a quelquechose d’enfantin, qui rappelle le théâtre de marionnettes dont le petit Schinkel était fervent? Enfantin parce que pur et cristallin; et surtout parce qu’il ne craint pas de donner forme au rêve le plus élémentaire et le plus cher aux enfants: le voyage nocturne, au-dessus des nuages, dans le vertige de l’apesanteur, mais sous la protection de la voûte céleste. Oui, Schinkel est bien, ici, le frère de Mozart.

En tout cas, cette façon d’unir la géométrie et le rêve, la précision et la féerie, le distingue entre tous les architectes. Finalement, cette union est très logique, puisque c’est précisément celle du classicisme et du romantisme. Or, Schinkel appartient à cette période de transition qui, au début du XIXe siècle, participe de l’un et de l’autre. Son tableau intitulé Dôme au bord de l’eau est très symbolique à cet égard: cette cathédrale imaginaire, ciselure de pierre ajourée sur le ciel, parfait fantasme romantique, occupe la gauche et le centre de la toile. Mais àdroite, on voit un pont romain, un petit temple grec: romantisme et classicisme. On dira qu’entre les deux, la balance n’est pas égale. Ce n’est pas certain: une belle et vive lumière habite tout le tableau, c’est sur elle que se découpe la cathédrale; cette lumière, qu’est-ce d’autre que le classicisme, où flotte la dentelle de la nuit romantique?Le côté lumineux du génie de Schinkel se manifeste aussi dans un autre de ses tableaux, le plus célèbre sans doute: Regard sur la prospérité de la Grèce. Ce qui est étonnant dans cette œuvre, c’est qu’elle nous propose non pas une Grèce antique en ruines, mais au contraire, une Grèce en construction. Schinkel nous montre l’Hellade aux mains de ceux qui la bâtirent: les architectes… Et cette Athènes future, c’est évidemment Berlin telle qu’il la rêvait, telle qu’il a contribué lui-même à la créer.Schinkel a longuement visité l’Italie, mais n’a jamais mis les pieds en Grèce. Bien entendu, cette absence de contact réel n’a fait que stimuler son imagination. Non seulement l’artiste n’a cessé de s’inspirer de l’architecture des temples grecs, mais il a même conçu et réalisé des Caryatides, directement inspirées de l’Erechteion, au château de Charlottenhof à Potsdam. Cela ne lui suffisait pourtant pas. Il voulut contribuer plus directement à la «prospérité de la Grèce» moderne, en lui rendant, sur l’Acropole même, le plus bel hommage architectural. L’occasion seprésenta lorsque le roi de Grèce, un prince bavarois, lui proposa de dessiner les plans de son palais royal, qui serait érigé sur l’Acropole… Colonnades grandioses, salle de réception fastueuse et féerique, statue colossale, rien n’aurait manqué, dans un style plus romain que grec, donc à la fois proche et distinct des templesencore debout. Comme si Rome et l’Italie, portées par les rêves d’un Allemand, venaient sur l’Acropole prononcer leur prière de pierre.Reconstruire l’Acropole… Voilà qui peut nous paraître une épouvantable aberration, un sacrilège ridicule. Mais après tout, que fait aujourd’hui Ieoh Ming Peï avec les œuvres de Schinkel luimême, sans parler de la cour du Louvre? Exactement ce que Schinkel rêva de faire avec le Parthénon. Si nous applaudissons l’audace du fils, pourquoi condamner celle du père?

Bien entendu, le projet d’Athènes ne put jamais être réalisé, faute d’argent. Mais nous en conservons des dessins et des plans à l’aquarelle, dont la précision et la beauté sont assez stupéfiantes, et nous placent en face de ce paradoxe: l’esquisse achevée. Bien sûr, on ne saurait comparer ces plans à des tableaux aboutis. Ce sont des œuvres d’avant l’œuvre. Mais pour cette raison même, ils possèdent au plus haut degré le pouvoir d’évoquer, comme on dit d’un magicien qu’il évoque les esprits.Voici un autre exemple d’architecture rêvée, plus fabuleux encore que le projet de palais sur l’Acropole. C’est une résidence royale qui aurait dû surgir à Orianda, sur la côte de Crimée, pour l’émerveillement et les aises de la princesse prussienne Charlotte, devenue tsarine par son mariage avec Nicolas Ier de Russie. À ce rêve de pierre, Schinkel travailla plusieurs années, de 1837 à 1839, et nous a laissé, là encore, des plans et des représentations dont la splendeur est précise jusqu’à l’hallucination.Ainsi cette vue en coupe, proprement surréaliste (ce qui ne veut pas dire hors du réel, mais plus réelle que toute réalité). La partie inférieure, c’est le «musée de Tauride» (la Tauride est l’ancien nom de la Crimée), qui aurait abrité, en sous-sol,des chefs-d’œuvre de la sculpture grecque. La partie supérieure est un pavillon en forme de temple, dominant la mer, et ces étranges racines sont celles des arbres qui devaient l’agrémenter, mais que l’artiste ne montre pas, afin que notre regard puisse accéder au bâtiment lui-même. Mais ces racines nous suggèrent que les fûts des colonnes sont frères de ceux des arbres… et cette métaphore nous fait encore signe d’une autre manière: les œuvres d’art antiques, dans les entrailles du palais, sont les racines secrètes de l’œuvre d’artnouvelle, le palais lui-même.Les Caryatides de Charlottenhof ne suffisaient pas à Schinkel. C’est pourquoi il en a imaginé d’autres, à ciel ouvert cette fois,donnant sur la terrasse qui domine la mer. Au-delà, une barrière, des rochers, les eaux et la lumière. On voit à droite les colonnes ioniques appartenant à l’un des corps arrondis du bâtiment; entre ces colonnes, les hauts vitrages qui feront de ce temple un mystérieux jardin d’hiver. Au second plan, au-delà des Caryatides, un demi-temple symétrique à celui-ci. Les jeunes filles de marbre sont différemment éclairées selon qu’elles affrontent directement le soleil, ou qu’elles en sont garanties par leurs sœurs du premier rang. Elles jettent sur le sol leur ombre précise, dont le dessin oblique équilibre idéalement l’ensemble de l’œuvre. C’est l’heure exquise…Schinkel, décidément, n’en a-t-il pas trop fait? Sa Grèce de rêve n’est-elle pas trop parfaite, au point de friser le kitsch hyperréaliste? Mais là encore, il faut prendre cette œuvre pour ce qu’elle est: non pas un tableau, mais un plan fabuleux. Sa folle précision, c’est celle des rêves, dans lesquels il nous est donné d’entrer. Cette terrasse déserte n’attend que notre présence. Aucun doute: si nous foulons son sol, nous y jetterons notre ombre.Orianda ne fut jamais construite. Lorsque Schinkel essuya le refus princier, sans doute fut-il profondément déçu, comme il l’avait été au moment d’apprendre que son Acropole ne verrait pas le jour. «C’est la fin de tous mesrêves de jeunesse», s’était-il écrié. Peut- être, et peut-être non. Ces rêves-là, pour s’accomplir, devaient rester des rêves. Si la résidence de Crimée avait été construite, la lumière, sur la terrasse aux Caryatides, n’aurait pas été constamment parfaite. Et la tsarine, en s’y promenant, aurait peut- être proféré des bêtises, ou ri trop fort. Le génie de Schinkel est tout entier dans la capacité de donner corps au rêve, alors même qu’il ne le matérialise pas. Tout ce qu’il dessine sur le papier, il le bâtit en marbre.

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