SEGANTINI LA FACE DU DÉSIR REFOULÉ

L’escalier, nous le savons bien, peut être à la fois le lieu du drame et un personnage à lui tout seul. Viennent spontanément à l’esprit l’escalier d’Odessa du Cuirassé «Potemkine», le légendaire film de Sergej Eisenstein (1925), ou l’hélice des marches rayonnantes de Francesco Borromini au palazzo Barberini à Rome (1631). Chez Giovanni Segantini (1858-1899), l’escalier est le théâtre d’un singulier échange, d’un renversement. Dans le cas qui nous retient, sur la même toile, deux œuvres se sont succédé: une seule est toutefois visible. La première remonte à 1884 1885, intitulée tour à tour Les commentaires méchants, La pénitente ou encore Non absoute. On la connaît seulement par une photographie en noir et blanc. Une jeune femme, que les exégètes disent enceinte et honteuse, descend les escaliers, accompagnée de son (fidèle) chien, emprunté au Titien, dit-on; tête penchée sous son châle, mains jointes sur son livre de prières, elle est poursuivie par les regards ou les murmures de trois Franciscains qui, sur le parvis, font charnière entre l’immense ciel nuageux et la plongée des degrés. La seconde version, seule existante encore, date des alentours de 1885-1886: c’est La première messe. Segantini a repris sa toile, son pinceau en délivrant un nouvel état. Le dispositif architectural est exactement le même. L’histoire seule a changé. Un prêtre solitaire, un peu courbé, mains dans le dos, tenant un missel entrouvert, gravit la volée de marches, avec la même lenteur, semble-t-il, qu’affectait la fille mère pour les descendre; le ciel bleu de l’aube, à...

L’escalier, nous le savons bien, peut être à la fois le lieu du drame et un personnage à lui tout seul. Viennent spontanément à l’esprit l’escalier d’Odessa du Cuirassé «Potemkine», le légendaire film de Sergej Eisenstein (1925), ou l’hélice des marches rayonnantes de Francesco Borromini au palazzo Barberini à Rome (1631). Chez Giovanni Segantini (1858-1899), l’escalier est le théâtre d’un singulier échange, d’un renversement.

Dans le cas qui nous retient, sur la même toile, deux œuvres se sont succédé: une seule est toutefois visible. La première remonte à 1884 1885, intitulée tour à tour Les commentaires méchants, La pénitente ou encore Non absoute. On la connaît seulement par une photographie en noir et blanc. Une jeune femme, que les exégètes disent enceinte et honteuse, descend les escaliers, accompagnée de son (fidèle) chien, emprunté au Titien, dit-on; tête penchée sous son châle, mains jointes sur son livre de prières, elle est poursuivie par les regards ou les murmures de trois Franciscains qui, sur le parvis, font charnière entre l’immense ciel nuageux et la plongée des degrés.

La seconde version, seule existante encore, date des alentours de 1885-1886: c’est La première messe. Segantini a repris sa toile, son pinceau en délivrant un nouvel état. Le dispositif architectural est exactement le même. L’histoire seule a changé. Un prêtre solitaire, un peu courbé, mains dans le dos, tenant un missel entrouvert, gravit la volée de marches, avec la même lenteur, semble-t-il, qu’affectait la fille mère pour les descendre; le ciel bleu de l’aube, à peine laiteux, accueille la pleine lune.

Le jeune peintre, fixé alors sur les rives du lac de Pusiano, au nord de Milan, à l’est de Côme, a étudié «dal vero», sur place, à une quinzaine de kilomètres en direction du sud, à Veduggio (Lombardie), l’escalier serti d’un mur à balustrade qui forme un goulet menant au parvis (du terme Pa radis). Là, se dresse toujours l’église de San Martino Vescovo, à façade dessinée par l’architecte baroque milanais Francesco Maria Ricchino (1584 à 1658).

Si Segantini restitue avec un soin naturaliste les enduits des maçonneries, la vibration ébréchée des nez de marches et les inflexions des contre marches, ce décor qui se matérialise à la manière d’un espace minéral désert, à la fois réaliste et abstrait, il propose ici également un véritable caprice d’architecture. Plus que la représentation du site, c’est l’invention d’un lieu qui importe au peintre. Non seulement il évite la vision frontale de l’escalier, montré sous un angle d’une plus inquiétante étrangeté, ce qui est de bon aloi pictural, mais il fait virtuellement glisser de quelque vingt mètres vers la gauche de l’escalier (et du tableau) toute la façade de l’église, dont on n’aperçoit dès lors qu’une portion de l’aile droite. On notera au passage que le thème de l’escalier n’est pas isolé chez Segantini. Il a laissé une étude de l’escalier latéral droit qui conduit à San Martino (vers 1884 1885; Coire, Bündner Kunstmuseum). La première volée en arc de cercle de l’escalier central de Veduggio lui avait déjà servi de «socle» pour La bénédiction des brebis, avec curé et enfants de chœur en surplis (vers 1884; Saint-Moritz, Segantini Museum). C’est sur un très long escalier bordé de hauts cyprès, en écho au mausolée des Visconti di Modrone, à Cassago, non loin de Veduggio, qu’apparaît encore, en ascension vers la bouche d’ombre de la porte, le prêtre à chapeau romain d’A messa prima (c’est le titre italien) [vers 1885; Schweinfurt, coll. Georg Schaefer].

La substitution de l’ecclésiastique à la «pécheresse» sur le même emplacement à degrés, l’élimination des Franciscains et l’apaisement du ciel, affecté maintenant d’un suspens métaphysique, répondent certes à des nécessités plastiques: la scène s’en trouve ainsi comme densifiée (ira-t-on jusqu’à parler d’ontologisation ?). Or toute anecdote n’est pas écartée du même coup.

Un «détail» saisit l’attention. Les mains reposant sur les reins du curé, toutes de chair, sont énormes, et en particulier la droite – dont le pouce et l’index adoptent une formulation qu’il faut bien nommer par ce qu’elle montre: ces deux doigts s’offrent comme un nu féminin, étendu de face, pris du haut de la taille jusqu’aux extrémités, jambe droite repliée sur la gauche, et entre les cuisses, de l’ombre.

D’une version du tableau à l’autre, les mains du curé ont donc pris la place du ventre arrondi de la jeune femme. Corpus delicti, objet de scandale auquel on croit tourner le dos. Pas tant que cela, puisque la fautive écartée se réincarne subrepticement chez l’homme d’Église qui lui refusa l’absolution, comme s’il avait intériorisé (son désir de) la pécheresse, avant d’en exprimer les signes, à l’abri de son dos. Infiltration insidieuse du fantasme, retour du refoulé (chez le prêtre, chez le peintre, chez nous ?).

Il ne suffit pas de présumer que Segantini ait voulu évacuer la légère connotation anticléricale que les commentateurs supposent dans la peinture avant sa transformation. Comme Michel Thévoz le suggérait à propos d’un dessin de Louis Soutter, on pourrait avancer que Segantini «joue l’égarement, [qu’]il ouvre autrement dit un champ d’interprétations potentielles dont il n’est pas le maître». Qu’est-ce qui s’est donc glissé dans la peinture de Segantini – à son insu ?

Au tournant de la Renaissance, le Diable se trahit à ce que l’on ne remarque pas aussitôt: ici, face à un saint homme, c’est une serre de rapace qui dépasse significativement sous la robe de brocart d’une femme très tentante; là, c’est un monstre qui grimace dans le dos de saint Antoine. Giovanni Segantini aurait-il été fortuitement, au début de sa carrière proche des réalités populaires, l’héritier de cet ancien langage métaphorique ?

Car l’artiste, actif entre la Lombardie et les Grisons, est au premier chef aujourd’hui célèbre pour sa peinture pleinairiste, divisionniste et symboliste, vouée à la vie campagnarde et à la montagne, un art par lequel il sut faire de la lumière, dans la brillance de l’air, un acteur quasi autonome. Le monumental Trittico della natura, au Musée Segantini de Saint Moritz, soit La vita · La natura · La morte, ou, en allemand, Werden · Sein · Vergehen, (1898-1899) en reste l’achèvement splendide.

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