Sicile baroque

La Sicile a connu trois grandes civilisations: de l’époque grecque subsistent les ruines admirables de Ségeste, de Sélinonte, d’Agrigente; de l’époque musulmane presque tout hélas a été détruit; seule la civilisation baroque a laissé des témoignages intacts qui recouvrent l’île d’une parure éclatante.La Sicile pendant plusieurs siècles a subi l’influence espagnole.Les Aragonais, puis les Bourbonsd’Espagne, par le jeu des guerres et des alliances européennes, prirent possession de l’île, où ils se faisaient représenter par un vice-roi qui résidait à Palerme. L’art baroque, qui a rempli de palais et d’églises l’Europe méridionale et orientale du XVIIe et du XVIIIe siècles, trouva dans la Sicile hispanisée un terrain particulièrement favorable. Le goût du faste, la morgue aristocratique, l’ostentation vaniteuse, typiques de la noblesse espagnole, se combinèrent avec la tendance des artistes locaux à l’excès, à la surcharge, à la liberté ornementale, pour créer la troisième grande civilisation sicilienne, baroque et jubilatoire. La somptuosité des monuments civils et religieux, le luxe décoratif des façades, la magnificence des balcons, parfois l’extravagance de certains détails font de la Sicile le chantier le plus éloquent de cet art de plaisir et de parade. La Sicile baroque est la plus visible, la plus omniprésente, la plus envoûtante et, j’ajoute, la plus conforme au génie profond des Siciliens, auquel ne correspondent ni la sérénité des temples grecs ni la volupté des jardins arabes, mais bien plutôt la fantaisie et le délire de l’imagination baroque. C’est à Palerme, évidemment, où résidait le vice-roi, que furent construits les églises et...

La Sicile a connu trois grandes civilisations: de l’époque grecque subsistent les ruines admirables de Ségeste, de Sélinonte, d’Agrigente; de l’époque musulmane presque tout hélas a été détruit; seule la civilisation baroque a laissé des témoignages intacts qui recouvrent l’île d’une parure éclatante.
La Sicile pendant plusieurs siècles a subi l’influence espagnole.Les Aragonais, puis les Bourbonsd’Espagne, par le jeu des guerres et des alliances européennes, prirent possession de l’île, où ils se faisaient représenter par un vice-roi qui résidait à Palerme. L’art baroque, qui a rempli de palais et d’églises l’Europe méridionale et orientale du XVIIe et du XVIIIe siècles, trouva dans la Sicile hispanisée un terrain particulièrement favorable. Le goût du faste, la morgue aristocratique, l’ostentation vaniteuse, typiques de la noblesse espagnole, se combinèrent avec la tendance des artistes locaux à l’excès, à la surcharge, à la liberté ornementale, pour créer la troisième grande civilisation sicilienne, baroque et jubilatoire. La somptuosité des monuments civils et religieux, le luxe décoratif des façades, la magnificence des balcons, parfois l’extravagance de certains détails font de la Sicile le chantier le plus éloquent de cet art de plaisir et de parade. La Sicile baroque est la plus visible, la plus omniprésente, la plus envoûtante et, j’ajoute, la plus conforme au génie profond des Siciliens, auquel ne correspondent ni la sérénité des temples grecs ni la volupté des jardins arabes, mais bien plutôt la fantaisie et le délire de l’imagination baroque.

C’est à Palerme, évidemment, où résidait le vice-roi, que furent construits les églises et les palais les plus somptueux: palais Santa Croce, avec quinze fenêtres en façade, palais Butera, avec trente fenêtre en façade et une enfilade de salons aux plafonds peints, palais Gangi, où Visconti a tourné la scène du bal du Gattopardo. Partout des balcons pansus aux ferronneries finement ouvragées. Un soin particulier fut donné aux cours et aux escaliers, espaces vides dédiés à la seule gloire du superflu. Au milieu de la cour du palais Cattolica, Giacomo Amato a aménagé un pont à trois arcades, qui relie les deux ailes et crée un effet des plus pittoresques. Le palais Bonagia, œuvre d’Andrea Giganti a été détruit par le bombardement de 1943: il n’en reste que le grand escalier, qui prend figure, aujourd’hui, au milieu du terrain vague qui l’entoure, de monument en soi, tout en colonnes, en balustrade, en fenêtres surchargées d’ornements.Les deux plus somptueuses églises de Palerme sont Santa Caterina, prodigieuse symphonie de marbres en relief (Jonas et la baleine, Sacrifice d’Isaac) et de marbres colorés, et la Casa Professa, appelée plus couramment il Gesù, premier édifice élevé par les Jésuites, d’après un plan calqué sur le Gesù de Rome, puis agrandi par l’adjonction de chapelles latérales et embelli pendant deux siècles par une étourdissante décoration de marmi misti, de stucs en relief, de statues, de tableaux. On est subjugué par un frémissement coloré d’éphèbes, de dauphins, de pélicans, de lions, de griffons, de paons, de centaures, de coquilles, de guirlandes. Dans l’abside, derrière l’autel, Gioacchino Vitaliano a sculpté pour une scène biblique un porteur de pain et un ouvrier chargé d’un sac de blé qui soutient un camarade accablé sous le poids d’un tonneau: étonnants personnages, d’un réalisme populaire peu commun à l’époque. Les paysages qui leur servent de fond, en marqueterie de marbre, peuplés de châteaux et de nuages gris sur le ciel bleu, tiennent de l’art naïf et du surréalisme.Qui, avant de venir les voir sur place, peut avoir idée de la splendeur de ces marbres colorés? Maupassant avait vu juste:«Ce qui fait si violente l’impression produite par ces monuments siciliens, c’est que l’art de la décoration y est plus saisissant au premier coup d’œil que l’art de l’architecture».Celui qui a introduit le nouvel art en Sicile n’est autre que le peintre Caravage, dans les toutes premières années du XVIIe siècle. Il a travaillé en Sicile et y a laissé quatre tableaux, dont le plus beau se trouve au musée de Syracuse. Cet Enterrement de Sainte Lucie contient déjà tous les éléments de la grammaire baroque, mais dans la version dramatique et violente de cet art: plongées en diagonale, raccourcis brutaux, clair-obscur fuligineux, pathos de la pâmoison et de la mort. C’était la rupture complète avec l’art de la Renaissance, le début de cette révolution qui s’épanouirait en Sicile sous un aspect plus lumineux et festif.

Lequel a trouvé dans le sculpteur Giacomo Serpotta son représentant le plus accompli. Né et mort à Palerme (1656- 1732), fils d’un ouvrier en marbre du populaire quartier de la Kalsa, il est resté longtemps presque inconnu. Ces dernières années seulement on a redécouvert ses œuvres, concentrées à Palerme, dans des églises ou des oratoires, sortes de grandes pièces rectangulaires attenantes à une église. Il était très difficile jusqu’à une date récente de visiter ces oratoires, fermés au public et confiés à la garde de voisins revêches qu’il fallait amadouer non sans peine, et tous aujourd’hui ne sont pas d’un accès immédiat, les horaires d’ouverture étant eux-mêmes capricieux et baroques. Mais les oratoires du Rosaire de San Domenico (qui renferme un superbe Van Dyck ainsi que des toiles de maîtres locaux), de Santa Zita, de San Lorenzo (qui abritait un Caravage volé) près de l’église San Francesco (et l’église San Francesco elle-même, ainsi que l’église San Agostino), réservent de si fortes surprises qu’il faut être décidé à vaincre tous les obstacles.Les murs de ces oratoires sont recouverts de statues ou statuettes en stuc blanc, en majorité des putti, jeunes enfants ou bébés figurés dans les poses les plus acrobatiques. C’est un pullulement de bambins qui s’embrassent, se chatouillent, gambadent, se trémoussent, se tortillent, bras, jambes et parfois bouches emmêlés. Ils jouent à tout: à escalader les parois, à se tripoter le sexe, à dormir, à faire le mort, à se mettre la tête en bas et les fesses à l’air.Trois grands principes du baroque se trouvent ici appliqués: l’horreur du vide, l’amour du jeu, le goût du mouvement. L’œil ne sait où se poser parmi ce bouillonnement humoristique de gamins potelés et joviaux qui grimpent à l’assaut des murs, ne tiennent pas en place, s’amusent à se baiser, à se cacher sous un voile, à se donner la fessée, à simuler un enterrement, ou s’accrochent aux grappes de fruits, aux guirlandes de roses, aux trophées d’armes, aux coquilles qui complètent la décoration.De temps en temps apparaît une figure d’adulte, grave, méditative: soit une allégorie féminine (Mansuétude, Foi, Obéissance) et l’on est frappé par le contraste entre le visage lointain et froid de ces femmes au port noble et sévère et le tumulte farceur des poupons ludiques; soit un adolescent pensif dont la grâce rêveuse ne tranche pas moins sur la turbulence insouciante des marmousets.

Autre face du baroque: à Bagheria, petite ville, aux portes de Palerme, qui servait de résidence à l’aristocratie. Un de ces nobles, le prince de Palagonia, se fit construire au début du XVIIIe siècle une villa en elle-même somptueuse, tout en courbes et contre-courbes, précédée d’un escalier qui est en lui-même un monument, aux rampes sinueuses et contournées. Le plafond voûté du grand salon est couvert de trompe-l’œil peints et de miroirs qui créent un jeu d’illusions infini. De quoi dérouter un esprit aussi rationnel et classique que Goethe, selon lequel «le sens du niveau et de la ligne verticale, si profondément humain et fondement de toute eurythmie, est livré (ici) à la dérision et à la torture».Que dire alors des statues, commandées par le petit-fils du prince à un ou plusieurs sculpteurs dont on ignore les noms, qui ornent le mur d’enceinte du jardin? Jamais pareille galerie de créatures biscornues ne sortit d’une imagination plus extravagante. Dragon à oreilles d’âne, cheval affublé d’une cravate, nains bossus coiffés d’une énorme perruque, lion à corps de lézard et à pattes de chèvres, individus à deux ou trois têtes, homme à queue de poisson ou à trompe d’éléphant, femme à tête de cheval assise à sa toilette: on les appelle les «monstres» de Bagheria, et en 1770, selon le voyageur anglais Patrick Brydon, le gouvernement envisageait de les détruire, car les femmes du voisinage les accusaient de les faire avorter ou accoucher d’enfants difformes. Aujourd’hui, où l’on ne croit plus à l’influence magique des œuvres d’art, on regarde plus tranquillement ces statues, comme les fantasmes d’un homme hantépar l’étrange, le bizarre, le surnaturel: une des routes ouvertes, justement, par l’art baroque, précurseur ici de la peinture de Goya ou des collages surréalistes. Beaucoup de ces statues ont disparu, volées ou victimes du temps, du climat, de l’incurie des propriétaires. L’ensemble du parc et de la villa a été remanié, amputé, abîmé au cours des siècles, et c’est un crève-cœur de constater avec quelle indifférence les Siciliens ont laissé dégrader leur patrimoine. Cette demeure était unique au monde, et, à l’émerveillement qu’on éprouve devant une création aussi audacieuse, s’ajoute la mélancolie de la voir s’avilir lentement.En 1693, un tremblement de terre détruisit les provinces de Syracuse et de Raguse et en partie celle de Catane. Il fallut tout reconstruire, nier la mort qui venait de frapper, redoubler d’exubérance et de fantaisie. Comme les architectes devaient recommencer à zéro, ils purent réaliser le rêve baroque dans toute sa perfection onirique.

Il y eut même une ville, Noto, qu’ils firent surgir en rase campagne, entièrement nouvelle et entièrement baroque. Une ville idéale, en quelque sorte, bâtie sur la pente d’une colline, de manière à profiter de la déclivité de terrain pour mettre en valeur la beauté théâtrale des façades d’églises et de palais. Ce baroque est très différent du baroque romain, qui est un art de pouvoir au service de l’autorité pontificale et utilise surtout des matériaux coûteux et destinés à impressionner, tels le marbre, le bronze, le porphyre, alors que le baroque sicilien se sert de la pierre blonde locale et du stuc pour exprimer un sentiment du beau plus populaire, plus immédiat.A Raguse, où les balcons sont sculptés de masques grimaçants, qui témoignent d’un goût mordant de la dérision, on se perd avec délices dans un labyrinthe de ruelles jusqu’à ce qu’on débouche sur la piazza Duomo, elle-même en forte pente, et terminée dans sa partie haute par la façade de San Giorgio, qui n’est pas tout à fait dans l’axe de la place, selon le goût baroque de l’asymétrie. La plupart des édifices de cette époque sont anonymes, ou le nom de leurs auteurs est tombé dans l’oubli, mais, de celui qui a construit San Giorgio – et travaillé aussi à Noto et à Modica –, on sait le nom, qui mérite de figurer parmi les grands créateurs du XVIIIe siècle: Rosario Gagliardi.

La façade, convexe et mouvementée, présente trois ordres qui vont en se rétrécissant vers le haut, chargés de fenêtres, de volutes, de balcons, de colonnes, de pinacles. Un chef-d’oeuvre à la fois d’architecture et de scénographie. L’intérieur est blanc et froid: art fait tout entier pour le dehors, pour la vie en commun sur la place, pour l’ornement de la ville, non pour le recueillement et la méditation.A Syracuse aussi, on s’abandonne au charme de la promenade. Le noyau de la vieille ville, Ortigia, une île reliée par un pont à la ville moderne, offre un des plus délicieux ensembles urbains de toute l’Italie. Le tuf pâle des maisons, patiné et doré par le soleil, la giugiolena, pierre blanche de la région au nom qui remplit la bouche d’une résonance déjà si sensuelle, les balcons pansus, rehaussés de belles ferronneries, les portails qui s’ouvrent sur des cours silencieuses, le dédale des ruelles abritées du soleil, la promenade le long de la mer, entre les façades rongées par le sel et les vagues qui après le long voyage d’Afrique battent avec lassitude le rivage, comme si chacune devait être la dernière, composent déjà un décor d’une rare homogénéité et douceur. Ajoutez à certaines des façades une parure baroque éblouissante, et vous aurez une idée du caractère unique de Syracuse, à la fois secrète et splendide, pleine de détours cachés, riche d’églises opulentes, mélange de chaste réserve et d’ostentation sans orgueil. La ville se distingue de Palerme par cette modestie dans l’étalage de ses trésors. Rien de spectaculaire dans les palais ni les édifices religieux, mais un charme discret, une intimité chaleureuse, faits pour séduire quiconque aime flâner et se laisser guider par le hasard. L’ancien ghetto, au bout de l’île, vient d’être réhabilité avec goût, et ses venelles ombreuses conduisent à de simples portes peintes en vert derrière lesquelles se blottissent des patios fleuris.Les pas du promeneur, cependant, le ramèneront toujours à la piazza Duomo, semi elliptique, qui exerce une irrésistible fascination, par la ceinture de palais et d’églises qui l’entourent, mais plus encore, par l’élégance raffinée qui a présidé à l’organisation et crée l’harmonie de ces divers édifices: palais du Sénat, à deux étages, le second étant orné de niches et de fenêtres d’apparat; palais de l’archevêché; palais Beneventano del Bosco, dont la façade est décorée d’un attique et d’un portail qui soutient le balcon sur des colonnes géminées; église San Lucia alla Badia, aux tribunes protégées par des fers forgés qui débordent sur la rue; enfin et surtout, la cathédrale.A l’emplacement de celle-ci, avait été élevé au début du Ve siècle av. J.-C. un temple dédié à Athéna. Au VIIe siècle ap. J.-C., l’évêque Zosimo transforma l’édifice en église chrétienne, non sans conserver les magnifiques colonnes doriques qui furent incorporées aux nefs de la basilique. Nouvelle métamorphose au XVIIIe siècle, après le tremblement de terre de 1693 qui abattit la façade normande. On la remplaça par une façade baroque à colonnes et volutes, œuvre d’Andrea Palma complétée par les statues géantes d’Ignazio Marabitti. L’ensemble pourrait être hétéroclite et sans grâce; la consonance des différents styles est au contraire parfaite. Nouvelle preuve de l’aptitude des Siciliens à tourner à leur avantage le choc des cultures subies.Dernière étape de ce tour de la Sicile baroque: Catane, injustement dédaignée des voyageurs, construite en pierre volcanique qui lui donne une couleur noire et un aspect sévère, Catane qui abrite des palais splendides, comme le palais Biscari ou le palais Valle, création de l’architecte Giovanni Battista Vaccarini. Ostentation nobiliaire et morgue espagnole s’expriment dans la taille démesurée des portails et des balcons. Les églises ne sont pas en reste. La plupart sont alignée dans la via dei Crociferi: San Benedetto, entre autres, précédée d’un surprenant vestibule peuplé d’anges. Le dallage noir et blanc, qu’on trouve dans la cour de certains palais transformés en collèges, est une spécialité catanaise. Enfin, énorme, inachevé, mystérieux, bâti sur un plan trop vaste pour être jamais terminé: San Nicolo, le monastère des Bénédictins. Balcons pansus, consoles à tête humaine ou de lion, caryatides, putti, bossages en diamants, tout prolifère avec une magnifique abondance. Alliance unique de raffinement et de gigantisme (pas moins de vingt et une fenêtres sur la façade sud), vaste déclamation se déployanr telle une fugue colossale.Le prince Fulco di Verdura rapporte dans ses savoureux mémoires parus en 1977 que son père entretenait dans le parc de leur villa palermitaine un couple de babouins laids et puants. Pourquoi s’infligeait-il et infligeait-il à sa famille ce voisinage antipathique? Une seule réponse à cette énigme: par obstination baroque à défier le bon sens et la raison.

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