Pas de cohue. Spectateurs silencieux: une messe. Sienne à Londres vaut le voyage, même si le XVe siècle y est amputé de trois de ses grands maîtres. Silly, isn’t it ?
Sienne et Florence, deux cités du vieux domaine étrusque, ennemies séculaires. Les filles des fresques etdes panneaux peints y sont blondes, aussi les anges, les hommes et l’enfant Jésus. Sienne, enclose, montueuse, médiévale. Florence, plate ville aérée par l’Arno, ceinte également de murs rouges. Leurs artistes respectifs incitent encore la critique à donner la prééminence, soit à Florence, soit à Sienne. Pédantisme et campanilisme y trouvent l’occasion de se confondre. Pourquoi opposer Duccio le Siennois à Cimabue le Florentin, comme s’il s’agissait d’hommes politiques ? Combien d’artistes à Sienne n’y sont pas nés ? Quand il crée, le génie oublie parfois son passeport. Donatello et les Ghirlandaio sont citoyens de Florence. Matteo di Giovanni et Pinturicchio sont ombriens. Sassetta et Signorelli sont de Cortone, Raphaël d’Urbino, Liberale Bonfanti de Vérone. Le sulfureux Sodoma est lombard.Une suavité et un maniérisme hérités du Duccio (1258-1319) et des Lorenzetti ont laissé croire qu’à Sienne, au XVe siècle, tout était plus d’une fois immobile, répétitif. Que fait-on de Sassetta (1392-1450), et du Maître de l’Observance, des visions d’un Giovanni di Paolo (1395-1482), voyant chrétien surréaliste ?Dites «Florence» ! Aussitôt défilent Masaccio, Uccello, Botticelli, Donatello, Verrocchio, Michel-Ange, Bandinelli, le Pontormo, Cellini, gens farouches, innovateurs, profonds. Dites «Sienne» ! Le flou se mêle à l’incertitude. Sauf Sodoma et Beccafumi, comment se retrouver entre Lorenzo di Pietro et Sano di Pietro, Simone Martini et Francesco di Giorgio Martini, Giovanni di Paolo, Matteo di Giovanni et Benvenuto di Giovanni di Meo del Guasta ? Pénétrer à l’intérieur de cette nomenclature tribale n’est pas donné. Il n’est pas plus facile de suivre un Francesco di Giorgio Martini (1439-1501), sculpteur dans la lignée de Donatello, maître des encres et des parchemins, mais peintre au parcours mal fléché.Florence et Sienne eurent chacune leur manière d’aborder les antiques. La monumentalité romaine complut à Florence. Sienne, proche des nécropoles à peintures de la Maremme, découvrit le monde étrusque archaïque. On en décèle l’influence dans desprofils, et dans les regards en amandes que plus tard Modigliani évidera. Dans les trois panneaux anonymes de l’Histoire de Griselda (c.1490), inspirée d’une nouvelle de Boccace, la gestuelle – personnages faisant des pointes, airs penchés, musculatures exacerbées des fessiers – est issue des fresques étrusques du VIe siècle. Dans la génuflexion bouillonnante de l’Ange de l’Annonciation (c.1479, Yale), Nerrocio réinterprète les modelés étrusques.Les Siennois font figure de miniaturistes dans leurs prédelles – petits panneaux placés au bas des triptyques et plus accessibles à la culture laïque que les triptyques eux-mêmes. Les grands panneaux – un seul dans l’exposition – peuvent être surpeuplés. Les scènes y sont hiératiques, ornementées: Adorations, saints et saintes, anges. Dans les prédelles manque l’espace, le sujet n’encombre pas. Y dominent la campagne siennoise, des chevaux bien coiffés, la ville elle-même, un imaginaire antiquisant. Des personnages, pions d’échec, se déplacent sur des dallages mosaïqués agrémentés de petits animaux. Des jeux d’architecture, où se mêlent arches, piliers, colonnettes, entraînent l’œil vers les coulisses. Le surréel imprègne rochers, arbres, rues de marbre, murs de briques. Ah ! Ces petits rectangles roses, noirs, gris, boîtes à bijoux des Surréalistes athées, sonnets sur bois où des peintres apparemment naïfs savent peindre !Neroccio de’ Landi transforme la Bataille d’Actium (c.1476) en un ballet fort peu sanguinaire. Les guerriers à cuirasses dorées voguent sur des eaux gentement transparentes. Liburnes et quinquérèmes disposent de rames sans rameurs ! Plein rêve, à vapeur toute ! On a peine à croire que le même Neroccio ait pu sculpter la très réaliste Sainte Catherine de Fontebranda (1474), et peindre les Madones idéalisées de Cleveland (c. 1480) et de Sienne (Salini, c.1493). Autre artiste siennois caméléon.Avec l’Histoire de Griselda – mariage, répudiation, retrouvailles – la miniaturisation des panneaux, paradoxalement panoramiques, se complique. Luxe et volupté ! On pénètre dans la Renaissance. Perspectives architecturales dorées. Des hommes-insectes – qu’enchâssent justaucorps et hauts-de-chausse – se meuvent en bransles roides qu’accentue leur aspect longiligne, autour de personnages aux drapés plus subtils. Des femmes nues passent. Le sujet cruel s’estompe devant le rythme étrusque.L’exposition de Londres exclut les XIIIe et XIVe siècles siennois, redécouvreurs du maniérisme jusqu’alors réfugié dans les initiales des manuscrits. Mais elle s’attarde parmi les dessins et les clairs-obscurs du Beccafumi (1484-1549). Vingt-trois œuvres ! Une exposition dans l’exposition. Spots devenus, les corps irradient les couleurs qui les habillent. Effet innovateur dans l’Irréel qui put influencer le jeune Greco.