La peinture de Soutine est constamment tourmentée, mais par l’angoisse de la construction; par le désir d’atteindre à la forme, d’exprimer la vie, de recréer le monde.
C’est l’histoire d’un enfant de sept ans que ses parents enferment deux jours durant dans un réduitsordide parce qu’il a commis la pire des désobéissances: il a échangé des instruments de cuisine contre des crayons de couleur. C’est l’histoire d’un enfant qui, chassé de l’école, se réfugie dans la forêt, avant de regagner en tapinois son village pour dessiner des visages humains sur les murs des maisons; plus tard, il veut à tout prix faire le portrait du rabbin. En représailles de ce crime, il sera violemment frappé.Les vocations contrariées ne sont pas rares, certes. Mais Chaïm Soutine a vu sa vocation bafouée et torturée. Dixième enfant d’une famille juive lithuanienne misérable, soumise à une loi religieuse qui interdit toute représentation par l’image, il a peint comme on blasphème. Nul ne sait comment et pourquoi ce gosse démuni de tout, rudoyé par des parents illettrés et incultes, a été visité par le démon, ou le dieu de la peinture. Ce qui est sûr, c’estque peindre, pour lui, sera bien autre chose que représenter le monde. Ce sera transgresser l’interdit des interdits. Ce sera se construire contre le père et contre la mère, contre la communauté, contre la religion, contre la loi. Ce sera créer, dans la douleur et l’obscurité, à partir de rien, et contre tout.Soutine était donc un révolté ? C’est trop peu dire. Le révolté veut transformer ce monde, il n’est pas contraint de le recréer de fond en comble. Soutine, lui, n’a rien sur quoi fonder une rébellion, rien en quoi se réfugier. Il est trop démuni pour la révolte. Son œuvre, si tourmentée soit-elle, n’est d’ailleurs pas une œuvre de la négation ni de la destruction. Au contraire, elle cherche à construire, à stabiliser l’espace et le temps, à constituer une mémoire heureuse. On a souvent dit que ses tableaux semblaient secoués par un séisme. Mais il ne faut pas s’y tromper. Ils ne sont pas en train de s’écrouler, ils sont plutôt comme l’enfant qui titube au moment de conquérir pour la première fois la station verticale.
Né en 1893, Soutine s’enfuit en 1907 du logis familial et haï. C’est pour étudier la peinture à Minsk, puis à Vilna. En 1913, date capitale dans l’histoire de l’art (elle voit surgir le Sacre du Printemps de Stravinski, le dodécaphonisme de Schönberg, l’abstraction de Kandinsky), il se rend à Paris, où il s’agrègeimmédiatement à la communauté des artistes de Montparnasse, parmi lesquels Chagall et Modigliani (ce dernier deviendra son grand ami, et fera de lui plusieurs portraits). Cependant, son désir est immense de connaître, plus encore que ses contemporains, ses grands prédécesseurs, car il a été privé de tant de siècles de création humaine ! C’est pourquoi il hante le Louvre, se nourrit du Greco, du Tintoret, de Chardin, de Courbet, de Goya – et de Rembrandt par-dessus tout. Dès qu’il le pourra, il se hâtera de gagner la Hollande pour admirer la Ronde de Nuit ou la Fiancée juive, mais aussi le Bœuf écorché, qu’il va «copier», c’est-à-dire réinterpréter avec ferveur.En 1918, il découvre le Midi de la France, Vence et Cagnes-sur-Mer, où il se rend avec Modigliani. Puis il s’installe pour deux ans à Céret, dans les Pyrénées, où il peint près de deux cents toiles. En 1923, il est «découvert» par un riche collectionneur américain, et sa situation matérielle s’améliore du jour au lendemain. Mais il ne change pas sa manière de vivre, continuant de peindre, souvent, sur des toiles usagées et grattées… Il partage son temps entre Paris et le Sud de la France. Lorsque la guerre approche, il refuse de quitter son pays d’adoption. Il évitera la déportation, mais c’est bien la guerre qui le tuera: en 1943, victime d’une perforation intestinale, il doit être conduit d’urgence à Paris. Sur le trajet, la voiture qui le transporte doit multiplier les détours afin d’échapper aux Allemands. Ce retard sera fatal. Cependant, Soutine ne meurt pas oublié: Picasso suivra le cortège funèbre.L’artiste s’en est tenu, pour sa peinture, aux thèmes et motifs les plus simples et les plus traditionnels: natures mortes, paysages, portraits. On pourrait en déduire que ces sujets, à force d’être banals, n’étaient pour lui que des prétextes, et que seules lui importaient les formes et les couleurs. Mais non. Rappelonsnous à quel point la peinture, pour lui, était un monde neuf. Il voulait, il devait aller à ses sources, qui étaient en même temps la source de la vie. D’où, sans doute, à côté de ces thèmes élémentaires de la grande peinture, la présence si fréquente du rouge, et du rouge sang, dans ses tableaux. Le vêtement du Groom de 1928, le col et même le visage et les mains de l’Enfant de chœur de la même année, sont de ce rouge-là, signe sensible, palpitant, originel de la vie. Les Glaïeuls de 1919 sont presque sanguinolents. Et ne parlons pas des Poulets à la nappe blanche ou de la fameuse série des bœufs écorchés, de 1925. Il s’agit d’animaux morts, sans doute, mais ce sang, qui a toujours obsédé Soutine, est d’abord celui de lavie, dans toute sa force matérielle et première. Et la puissance qui déforme ses tableaux de paysages, c’est le spasme d’un enfantement du monde.Parlons-en, de ses paysages: lorsqu’on jette un premier regard sur la Colline de Céret, une huile de 1921, on croit d’abord se trouver en face d’un chaos bien plus irrémédiable que les visions les plus tourmentées de Van Gogh ou des expressionnistes. Quant aux maisons et aux arbres du Village de 1923, ils semblent pris dans une tempête qui va tout détruire. Et pourtant, si nous observons plus longuement ces œuvres, nous les sentons soulevées par un élan plutôt que dévastée par un ouragan. Leurs déformations sont des formes naissantes. Mieux, ces cauchemars chaotiques sont des rêves d’ordre. Le grand historien d’art Elie Faure, qui a consacré un ouvrage à Soutine dès 1929, a souligné que ce peintre avait deux grandes passions: d’une part la matière brute (celle du monde et celle de la peinture), et d’autre part, si étonnant que cela puisse paraître, les formes de la sculpture grecque ! Le peintre s’immerge dans la matière et «ses profondeurs palpitantes», mais c’est pour «redresser peu à peu cette anarchie formelle». Et selon le même Elie Faure, Soutine souffrait devant ses toiles «trop informes», et parfois les détruisait avec rage, à cause de ce défaut1. Il est d’ailleurs frappant de voir que ses œuvres tardives accèdent à un relatif apaisement. Dans le Paysage avec femme couchée de 1942, les arbres sont encore courbés, mais d’une courbure paisible, presque élégante, de même que dans le Retour de l’école après l’orage, de 1939. L’orage est passé, oui.Bien sûr, il ne faut rien exagérer: Soutine n’est pas un classique grec, ni même un classique français que l’on prendrait à tort pour un descendant des Fauves ou un frère des expressionnistes. L’auteur d’un récent ouvrage critique, Daniel Klébaner, note que sa peinture est une «demande de réconciliation»2: une demande, oui, et rien ne nous assure qu’elle soit exaucée. Il suffit pour le comprendre de comparer la peinture de Soutine à celle de Chagall, qui a bien des égards lui était proche, mais dont l’esprit est pourtant si différent: les formes de Chagall flottent en apesanteur. Celles de Soutine, même à la fin de sa vie, ne cessent de lutter contre la gravitation du monde. Sa peinture n’est jamais complètement sereine. Mais c’est aussi qu’elle participe de ce monde, et de sa belle impureté. Chagall habite le merveilleux, le paradisiaque; sa couleur est le bleu du ciel. La couleur de Soutine, c’est le rouge du sang, le rouge de la terre et de la flamme, le rouge de la chair blessée, mortelle, mais décidément vivante.