Venise 1750. Après tant de siècles glorieux, fin de partie pour la Sérénissime, à l’avant-veille de s’incliner, sans un coup férir, devant l’ultimatum de Bonaparte de se faire «l’Attila de Venise». Mais cette fin elle-même sera de toute beauté. Avec un nom pour symbole: Tiepolo.
J’ ai couru tout Venise à la rencontre de Tiepolo. Là-haut, tout là-haut…De l’hôpital Santa Maria dei Dereletti à San Lazzaro degli Armeni, de San Francesco della Vigna à Santa Maria della Visitazione, de Santa Maria della Consolazione au palais Labia (O les fresques éclatantes du banquet de Cléopâtre jetant, en guise de venin amoureux, sa plus belle perle dans une coupe de vinaigre pour éblouir Antoine!), de la Fondation Querini Stampalia à la basilique Saint-Marc, de San Beneto au palais Sandi, de l’Accademia à la Ca’Rezzonico, des Gesuati à la Scuola Grande dei Carmini, de la Scuola grande de San Rocco à San Paolo et à San Stae, de l’église des Scalzi à Santi Apostoli, de San Giovanni Crisostomo à je ne sais plus où, la nuque m’a fait malet la tête metournait d’avoir contemplé, le cou renversé, pivotant à 360 degrés, des fresques démesurées, saturant de part en part les voûtes des églises vénitiennes comme les plafonds ovales des palais sur le Grand Canal – leurs Cieux nébuléens vous aspirant vers des volées d’anges aux jambes délicieuses escortant, là, des dieux un brin patibulaires, des Vierge en grâce, ici, des déesses aux seins nus, enlacées de putti. Immenses allégories religieuses ou profanes, bordées de corniches maquillées en trompe-l’oeil, de volutes, de festons ornés, de cadres sculptés. Sans compter les décors muraux des salons vénitiens et des réceptions des Villas de Terre Ferme. Un vivant panthéon peuplé de figures humaines, mythologiques ou divines planant dans les nuées ou chevauchant des cumulus vaporeux d’où jaillissent un obélisque, un temple, une architecture palladienne en suspension. Une œuvrefleuve, un opéra de peinture aux mille et uns jours, délivrés à la face du siècle par l’infatigable démiurge de l’ultime Venise, son plus grand et dernier metteur enscène, deux cents ans après Titien et Véronèse: Giambattista Tiepolo.Déjà Venise, vers 1750, n’était plus que mascarade, se dépensant en un carnaval de six mois de fêtes, et, pour lereste, une République en voie de fossilisation.Après mille ans presque d’une histoire fastueuse, Venise avait épuisé son génie. Le coursde la vie civile était tissé de fictions. Langueur de l’économie maritime; les manufactures qui firent la fortune de Venise périclitaient; l’Etat vénitien n’avait plus que l’apparence du pouvoir; ses rites, sa gravité étaient ressentis par ses acteurs mêmes comme un menuet désuet et vain, détaché du réel. Détrônée par Paris, Berlin et Vienne, la ville, jadis, «Salon» de l’Europe cosmopolite, n’attirait plus que par ses curiosités, ses arts, la liberté de ses mœurs, ses courtisanes. Et son indépendance dépendait du bon vouloir des puissances européennes.«Nous n’avons plus de forces terrestres, plus de forces maritimes, plus d’alliances; nous vivons au gré du destin et par accident; nous n’avons plus qu’une pensée: prudence!», concluait, fataliste, l’avantdernier doge Paolo Renier.Les idées qui agitent le siècle, les Lumières, sont arrivées à pas de colombe sur la Lagune. (les premiers volumes del’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert sont très vite connus à Venise; le poète Zeno fonde il Giornale dei Letterati; la Gazzetta veneta de Gasparo Gozzi commence ses publications en 1760). Les hommes intelligents et cultivés dans la bourgeoisie ou l’élite patricienne – jouissant, somptuaire et oisive, des rentes de ses Villas de Terre Ferme ou des théâtres qu’elle patronnene manquaient pas. Cette poignée d’hommes éclairés aurait pu tenter de réformer les institutions, tempérer la décadence des mœurs, restaurer production et commerce, afin de sauver la République d’elle-même. Ils s’y refusèrent ou n’y songèrent qu’à peine, de peur, en bousculant le statu quo, d’affaiblir encore la Sérénissime, voire de la faire mourir des remèdes simples qui eussent ravivé sa flamme séculaire. Aussi voit-on les meilleurs esprits, les meilleurs représentants de la culture vénitienne, les plus subtils artistes, les Longhi, les Guardi, les Canaletto, le haut magistrat et non moins poète pornographe Baffo Zorzi, le bientôt légendaire Casanova, princecanaille des voluptés, le bon Goldoni en ses comédies à la chaîne, peindre tous le déclin doré de Venise pour mieux ironiser sur lui et se moquer avec un brio sans égal de leurs contemporains. Tant ceuxlà s’enferment dans le culte du passé, se bouchent les yeux et continuent ce jeu de masques, multipliant fêtes, parades et conciles galants dans les loges des théâtres, les cabinets privés et jusque que dans les parloirs des couvents de jeunes filles nobles. Comme si de rien n’était autour d’eux. Ceux qui s’adonnent corps et âme à la douceur de vivre s’oublient dans tous les jeux vénitiens, de l’amour, du hasard, jouent au Ridotto, ce haut-lieude perdition et d’intrigues, avec sa salle «des soupirs» pour les joueurs repentis. Ils s’y débauchent, s’y trompent, se ruinent peu à peu à ces panacées, fantômes poudrés portant le tricorne noir et le demi-masque blanc en bec de canard qui assure l’incognito. Et, pour son ultime éclat, l’élite patricienne, dans un soucis de prestige qui n’abuse plus qu’elle, peuple une dernière fois églises, confréries et ses propres palais, des fictions d’un art léger, rococo, aérien, onirique, plein de Vierges, de nymphes, de héros, de fougue et de grâce. Peinture d’histoire, légendes glorieuses, douces narrations mythologiques, concerts célestes, idylles voluptueuses, c’est tout un théâtre en fuite, aussi sublime qu’irréel, qu’éternise à l’excès Tiepolo -assisté, comme son ombre, de son fils, Giandomenico- dans d’immenses mises en scènes sur voûtes, murs d’apparat et escaliers monumentaux, chantant plus que jamais la gloire déjà défunte de Venise et un mythique Age d’or. Mariage d’un génie du leurre, d’un illusionniste parfait et d’une classe en déréliction, d’une cité volontairement aveugle, délibérément inconsciente, comme écervelée.Qu’on en juge: la Ca’Rezzonico, superbe palais baroque sur le Grand Canal, servit, l’hiver 1758, de cadre princier au mariage de Ludovico Rezzonico et de Faustina Savorgnan. La famille, «agrégée» à la noblesse depuis moins d’un siècle (coût de l’agrégation: 100.000 ducats), commande à Tiepolo une fresque couronnant le plafond d’une des salles du palais. Cette Allégorie nuptiale déploie sur un ciel d’une intense luminosité, qui s’ouvre au-delà d’une balustrade en trompe-l’œil, quatre coursiers blancs tirant le char d’Apollon sur lequel ont pris place les époux, précédés de Cupidon les yeux bandés, et entourés de figures allégoriques, la Renommée, les Trois Grâces et la Sagesse. Un vieillard barbu ceint d’une couronne de lauriers (le Mérite), le lion de Venise à ses pieds, brandit un sceptre et le blason des familles des époux. La nature solaire de la lumière, la symphonie des couleurs, la vigueur des personnages et le dynamisme enjoué de la scène font de cette fresque de Tiepolo -une des dernières qu’il ait peintes à Venise- un chef-d’œuvre. C’est picturalement sublime. Et c’est en même temps totalement absurde –tout cet appareil mythologique pour un mariage de patriciens de fraîche date!-, totalement déphasé, radicalement décalé par rapport aux temps et aux mœurs en cours. La chose saute d’autant plus aux yeux que le propre beau-frère de Tiepolo, Guardi, peint la même année –exposés eux aussi à la Ca’Rezzonico- deux célébrisssimes tableaux qui en disent long sur l’état réel de Venise et l’esprit de ce même patriciat. Le premier montre le parloir des nonnes de San Zaccaria, où l’on voit des hommes comme des spectres, revêtus de la fameuse bauta, cette capeline de dentelle noire, et le haut du visage masqué par le domino blanc à bec de canard, courtiser à travers les grilles du parloir du couvent d’accortes nonnes en fleur. Le second représente le Ridotto, que hantèrent Casanova et Da Ponte, rivés jusqu’à la folie à ses tables de jeu, où les patriciens tiennent eux-mêmes la banque et s’acoquinent, toujours sous le même déguisement, avec toutes dames de diverses vertus, dévoilant complaisamment leurs bas. Atmosphère morbide, vénale, bientôt fatale. Et,toujours à la Ca’Rezzonico, les portraits par Longhi des patriciens vénitiens dans leurs intérieurs, femme et enfants figés, comme pétrifiés d’inhumanité et de morgue sous le poids de leur importance, sont d’une vérité sans fard. A l’évidence, comme tout Venise, le beau-frère de Guardi voyait cela lui-même sous ses yeux chaque jour. Et il n’en galope que de plus belle dans les apogées…L’argent? Ses commanditaires («Les peintres, dit Tiepolo, doivent s’attacher aux grands œuvres, celles qui peuvent plaire aux sieurs nobles et riches, car ce sont eux qui font la fortune des professeurs et non les autres, qui n’ont pas les moyens de s’offrir des tableaux de grande valeur»)? La «bêtise»? L’indifférence? Après moi, le déluge? Art de la fuite; prendre la mort de vitesse? Ces explications sont bien courtes.
Anticipons la fin: Giandomenico Tiepolo, l’assistant et fils-modèle, à peine rentré d’Espagne (où son père meurt en 1771, après huit ans tous deux au service de Charles III), devient l’héritier rebelle. A moins, davantage, qu’il n’exauce ce que Tiepolo n’avait jamais osé peindre luimême mais dont il lui avait légué en secret le soucis impérieux, comme s’il s’agissait là de le racheter de sa cosmogonie ailée, voire, plus encore, de le «venger» de tous ces puissants qu’il servit jusqu’au vertige. Retour sur terre! Giandomenico se lance sur les murs de la villa paternelle de Zianigo dans la caricature et le grotesque. Charlatans, polichinelles, courtisanes, bourgeois, nobles de comédie: le fils de Tiepolo développe tout un bestiaire satirique et amer de l’aristocratie vénitienne, hier idéalisée, avec une cruauté qui n’a rien à envier à Goya ou Daumier. Venise n’est plus peuplée que d’absurdes polichinelles qui se défient sur une escarpolette au-dessus du vide. Etpour finir, nous livrant avec vingt ans de retard la clé du mystère Tiepolo, il peint en 1791 sur les murs du salon de Zianigo une fresque édifiante. Une foule mélangée, gens du peuple, pêcheurs, prêtres, bourgeois, aristocrates, tous vus de dos, se presse pour découvrir dans une fente de la baraque d’un bonimenteur quelque chose, mais quoi? Nous ne le savons pas. Seuls, l’un à côté de l’autre, deux personnages de profil à l’extrêmedroite de la fresque contemplent atterrés, l’un les bras croisés, l’autre une sorte de lorgnette à la main, la foule en attente du spectacle inouï qu’elle présume: ce sont Gianbattista et Giandomenico Tiepolo. Le père et le fils. La fresque s’intitule: Le Nouveau Monde. Tout est dit. Venise est morte (elle se livrera à Bonaparte six ans plus tard, sans lui opposer la plus mince résistance), et c’est bien ce qu’elle méritait.Mais revenons aux années 1750. Témoins cyniques et secrètement réjouis de cette marche inconsciente à l’abîme de «la Vieille Catin» qui a tenu la dragée haute à l’Europe des siècles durant, l’encourageant dans ses vices tout en jouissant de ses plaisirs les plus raffinés comme les plus corrupteurs: voici l’onctueux marquis de Marigny, frère de la Pompadour, fleuron de l’Europe galante, de passage à Venise; voici le cardinal de Bernis, fastueux ambassadeur de France auprès de la Sérénissime, fin diplomate et discret libertin; voici, avant son arrestation en 1755 et son évasion des Plombs dix-huit mois plus tard, ce flibustier de l’amour et grand espion lui-même, à qui le roué cardinal achète secrets politiques et maîtresses, Giacomo Casanova, bien sûr; voici l’Espion chinois (Ange Goudar) qui publiera ses Lettres du même nom -mais à la mode persane- dans toute l’Europe, où la Venise des Inquisiteurs d’Etat fourmille de complots, de conspirations et de meurtres; voici l’anglais John Smith, soixante-dix ans passés à Venise, consul d’Angleterre, fou des vedute en séries de Venise du minutieux Canaletto –et ignorant superbement Tiepolo, son absolu contraire-, qui rachète à tour de bras tableaux et œuvres d’art au patriciat désargenté et vend le tout au roi d’Angleterre, Georges III, en 1762. Voici surtout le séduisant Algarotti, homme de lettres et grand cosmopolite, ami de Voltaire et de Frédéric II, rabatteur de chefs-d’oeuvre italiens auprès des cours princières allemandes, à défaut les suscitant lui-même -Tiepolo se prêtera à un «Véronèse» de son invention-. Pour couronnement de son négoce civilisateur, Algarotti introduira notre Vénitien auprès du prince-évêque de Würzburg, CarlPhilip von Greiffenklau, dans la nouvelle Résidence bavaroise duquel le peintreprodige va réaliser, en deux ans, deux gigantesques chefs-d’œuvre: la Kaisersaal (600 m2 de fresques) et la voûte de l’escalier d’honneur, à peine moins vaste, peinte en 218 jours. Sommets absolus du baroque: la Kaisersaal célèbre dans un faste triomphal le mariage de l’empereur Barberousse; l’escalier d’honneur, lui, illustre le règne d’Apollon, dieu de la lumière, sur les quatre parties du monde. Démesure, mégalomanie? Non, tour de force. L’imagination incomparable, la suavité des couleurs, là, la somptueuse chorégraphie «véronésienne» du mariage impérial et des scènes adjacentes piquetées d’oriflammes et de hallebardes, ici l’exotisme ludique des Peaux-Rouges emplumés, des esclaves nus et des cerf, crocodile, éléphant, lion, serpents, dromadaire, taureau, perroquet, héron en plein vol, symbolisant les divers continents, font merveille. L’enchaînement ingénieux des séquences historiques, de la mythologie et des allégories morales, et parfois une espèce de fragilité diaphane enrobant le tout, gardent Tiepolo et ses deux mega-fresques, par-delà les apologies historiques imposées par son pompeux commanditaire, de la théâtralité irrationnelle et de l’excentricité prétentieuse du baroque ornemental.De retour de Würzburg en 1753, Tiepolo retrouve Venise et les Vénitiens. Sauf qu’il ne figurera jamais dans aucune de ses œuvres aristocrates, cittadini, gens du peuple, courtisanes, mendiants (ils sont 18.000, soit 12 % de la population!). Pas plus qu’il ne représentera la moindre vue, le moindre monument, le moindre rappel de Venise dans aucune de ses compositions. Ses contemporains? Sa ville? Y vivre parmi eux lui suffisait. Son art -donc son être profond?- n’aura euque faire du réel et des «humains, trop humains», ainsi que l’écrirait Nietzsche cent ans plus tard. Seuls comptent le rêve et l’épopée. La Lagune, oui, mais la Lagune céleste et ses chariots du soleil.De retour à Venise, plus que jamais peintre des princes et prince des peintres, on a tout lieu de penser cependant que Tiepolo devait sentir comme ses admirateurs le caractère fictif de son art en apesanteur, face aux présages du temps. Comment n’aurait-il pas vu, sauf à se boucher les yeux et s’aveugler l’esprit, le contraste manifeste entre cette Fête à Venise chaque jour plus endiablée, à laquelle ses somptueuses compositions donnaient ses lettres (religieuses ou mythologiques) de noblesse, et le déclin de la cité, la désertion civile de ses patriciens blasés et le cynisme des esprits jusque dans le petit peuple, qui se riait des puissants aux sons des barcarolles.Tout entier à son art, Tiepolo, père de famille tranquille et pieux (son fils cadet se fera prêtre), dont la vie est peu fertile d’évènements et encore moins d’aventures, faisait son métier avec un immense talent. Son œuvre est considérable. Mais le monde d’enchantement et de béatitude auquel donnait vie ce peintre officiel – impliqué, de ce fait, dans les affaires du temps- n’était, et il le savait bien, qu’un masque de plus, le plus beau, et du coup, le plus mensonger. L’ironie qui pointe ça et là dans ses créations solennelles, et qui trouve libre cours dans ses œuvres privées, semble indiquer qu’il n’était pas dupe. Ses Dieux de l’Olympe, ses personnages sacrés, ses allégories profanes et ses polichinelles semblent, au fond, mener la même danse, la même pavane sans fin et sans raison aux plafonds des palais de Terre ferme (villa Volpato 1754, villa Valmarana 1757, villa Pisani 1760, palais Canossa 1761) comme sur les murs de sa villa de Zianigo.La Commedia dell’Arte battait son plein à Venise; l’art, oui, n’y était plus que comédie.En 1761 éclate l’affaire Querini, un avocat, ami de Voltaire et franc-maçon, qui récuse devant le Conseil des Dixune sentence arbitraire des Inquisiteurs d’Etat. Il est arrêté et déporté sans façon. L’affaire, cas flagrant d’absolutisme de l’oligarchie au pouvoir, devient publique, divise Venise et le patriciat lui-même. Le Grand Conseil, l’assemblée du patriciat, vote à deux voix de majorité contre la réforme des terribles Inquisiteurs d’Etat, «sentinelle» et barrière aux yeux même du peuple contre les abus de pouvoir d’une noblesse qu’il ne respecte plus.
Echec d’une timide réforme libérale, tentée in extremis. Venise ne s’en remettra pas.Le vieux monde, et la Sérénissime en lever de rideau, commencent de disparaître. Avec une élégance que l’on ne verra plus. Peut-être cette suprême élégance qu’incarne le doux, l’aérien, le musicien Tiepolo était-elle, après tout, la politesse de son secret désespoir. Aussi, comme s’il ne voulait pas assister au début de la fin, s’en va-t-il à Madrid en 1762 (avec ses fils comme assistants) décorer le palais du roi d’Espagne, pour n’en plus jamais revenir. A quelques mois de là, Goldoni part de même, pour Paris, où il mourra trente ans plus tard dans la misère, sans avoir revu, lui non plus, «la plus belle, la plus riche, la plus merveilleuse des cités».Ainsi que Goldoni avait fait de la vie à Venise le sujet de toutes ses comédies, Tiepolo y aura semé partout ses trompel’œil étincelants. Le bal de la fin peut commencer dans ses décors de rêves. Mais ce serait sans lui.On n’a cessé de s’interroger sur ce départ de 1762, en pleine gloire et fortune faite, de Tiepolo, qui est nommé en 1756 président de la nouvelle Académie vénitienne des Arts et acquiert un an plus tard, à l’écart de la Brenta, la belle villa de Zianigo et la décore de fresques. Comme s’il devinait que son temps, son style épique et vertueux, ses grandes machineries féeriques touchaient à leur terme au profit des védutistes, les peintres de la prose ultime de la Sérénissime (à commencer par Guardi, son beau-frère), et alors que pointent déjà les premiers adeptes du néo-classicisme antiquisant cher à Winckelmann (David triomphera dix ans plus tard). Comme si Tiepolo,à soixante-six ans, devant l’imminence d’un temps sourd à sa peinture, s’était d’avance mis hors jeu par son exil en terre d’Espagne.Il s’était toujours agi, jusque-là, sans jamais la nommer, de célébrer, à demeure comme à l’étranger, le génie de Venise, ce fragile miracle qui trouva ici, à travers le dernier monstre sacré de la peinture vénitienne, son firmament mêlé à son crépuscule. Mais, cette fois, c’était fini.Après Tiepolo, il n’y aurait plus de peintres vénitiens. Ou alors ils s’appelleront Turner, Monet, Signac…