Turner et les maîtres

Il n’y a guère d’année sans une exposition Turner à la Tate Britain à Londres. Et pour cause. Cette institution n’abrite-t-elle pas quelque cent quatre-vingts tableaux et plus de trente mille dessins légués par le peintre à sa mort, en 1851, à la National Gallery ? Ce «Turner Bequest» permet d’alimenter les accrochages consacrés régulièrement au plus grand peintre romantique anglais. Mais Turner et les maîtres n’est pas une exposition parmi d’autres: en restituant le dialogue passionné et sans cesse repris du peintre avec Rembrandt, Rubens, Poussin, Claude Lorrain, Watteau; en retraçant l’histoire de sa rivalité avec Girtin, Loutherbourg et Constable, le spectateur touche du doigt l’évolution d’un artiste dont l’ambition était d’être reconnu à son tour comme un des maîtres de la Royal Academy.En effet, c’est le petit portrait de Charles West Cope, J. M. W. Turner Painting at the British Institution, de 1837, par lequel le commissairede l’exposition, David Solkin – professeur au Courtauld Institute of Art et grand spécialiste de l’histoire sociale de la peinture – prend congé du visiteur, qui fournit la clé de cette exposition. On y voit Turner, à soixante ans passés, non pas dans la pose d’un maître reconnu mais de dos et de profil, de petite taille et chétivement habillé, travaillant sa toile sous le regard de quelques badauds. Fils d’un barbier de Covent Garden, dont l’accent cockney, toute sa vie, trahissait l’origine sociale, Turner savait qu’il n’entrerait jamais dans la classe des gentlemen. Aussi était-ce à la Royal Academy qu’il ne...

Il n’y a guère d’année sans une exposition Turner à la Tate Britain à Londres. Et pour cause. Cette institution n’abrite-t-elle pas quelque cent quatre-vingts tableaux et plus de trente mille dessins légués par le peintre à sa mort, en 1851, à la National Gallery ? Ce «Turner Bequest» permet d’alimenter les accrochages consacrés régulièrement au plus grand peintre romantique anglais. Mais Turner et les maîtres n’est pas une exposition parmi d’autres: en restituant le dialogue passionné et sans cesse repris du peintre avec Rembrandt, Rubens, Poussin, Claude Lorrain, Watteau; en retraçant l’histoire de sa rivalité avec Girtin, Loutherbourg et Constable, le spectateur touche du doigt l’évolution d’un artiste dont l’ambition était d’être reconnu à son tour comme un des maîtres de la Royal Academy.
En effet, c’est le petit portrait de Charles West Cope, J. M. W. Turner Painting at the British Institution, de 1837, par lequel le commissairede l’exposition, David Solkin – professeur au Courtauld Institute of Art et grand spécialiste de l’histoire sociale de la peinture – prend congé du visiteur, qui fournit la clé de cette exposition. On y voit Turner, à soixante ans passés, non pas dans la pose d’un maître reconnu mais de dos et de profil, de petite taille et chétivement habillé, travaillant sa toile sous le regard de quelques badauds. Fils d’un barbier de Covent Garden, dont l’accent cockney, toute sa vie, trahissait l’origine sociale, Turner savait qu’il n’entrerait jamais dans la classe des gentlemen. Aussi était-ce à la Royal Academy qu’il ne cessait de demander des signes de reconnaissance à la fois sociale et artistique.C’est en 1789, à l’âge de quatorze ans, qu’il entre comme élève dans la prestigieuse institution. En 1796, il y expose son premier grand tableau, Fishermen at Sea. Six ans plus tard, il est admis comme «full member», avant de devenir professeur de perspective en 1807, charge qu’il occupa jusqu’en 1837. Chaque année, ou presque, il exposait ses récents tableaux à l’Académie, rendez-vous récurrent qui correspondait au Salon de Paris, lui aussi organisé par l’Académie des Beaux-Arts. L’été était généralement consacré à de longs voyages, à travers l’Écosse, la France, la Suisse, l’Italie, l’Allemagne. Périples dont il rapportait de somptueux ouvrages illustrés, très tôt popularisés par la gravure: Picturesque Views in England and Wales, Wandering by the Seine, Views in Sussex. En 1845, Turner atteint le sommet de sa carrière comme «Acting President» de l’Académie, en remplacement de Sir Martin Archer Shee, malade.

Rappeler les étapes de la carrière de Turner, c’est rappeler l’ambition de ce dernier: devenir un maître grâce au dialogue avec ses prédécesseurs et ses contemporains, écrire un nouveau chapitre dans la grande histoire de la peinture, non pas en opposition à celle-ci, mais dans la continuité. Certes, l’originalité de Turner saute aux yeux dès ses premiers essais, mais il la conquiert progressivement, à l’intérieur d’une institution à laquelle il est fier d’appartenir. Quoique romantique dans l’âme, Turner n’a rien d’un révolté. Il nous fait retrouver le premier sens du mot «romantic», d’origine anglaise et désignant le paysage.De ce genre, considéré traditionnellement comme un genre mineur, les peintres anglais ont, avant les autres, fait l’équivalent de la peinture d’histoire. Parmi les premiers maîtres de Turner, on trouve les peintres de marines néerlandais, William van de Velde le Jeune, par exemple, dont il reprend A Rising Gale dans Dutch Boats in a Gale, première d’une série de grandes marines, exposée à l’Académie en 1801, où elle a frappé les contemporains pas ses accents dramatiques. Bientôt ce sera Le Déluge de Nicolas Poussin, aperçu au Louvre en 1802, qui l’inspirera à son tour, puis Claude Lorrain, Watteau, Ruisdael, Canaletto et beaucoup d’autres. Chacun des rapprochements, aussi judicieux que précis, permet de suivre par le menu la progressive émancipation de Turner de la tradition. C’est notamment en comparant la Rough Sea de Ruisdael avec les reprises tardives du motif par Turner que l’on comprend tout le chemin parcouru. Snow Storm de 1844 correspond enfin à l’image traditionnelle, mais très incomplète, que nous nous faisons habituellement des paysages vaporeux du peintre. Ce sont ses vues de Venise disparaissant dans la brume, ses nuages déchirés par un lointain éclair qui représentent souvent pour nous l’essence de ce romantisme réduit à quelques taches diffuses de couleur et qui nous permettent de rêver. Mais Turner n’est ni le précurseur des impressionnistes ni celui de l’abstraction lyrique qu’une illusion rétrospective fait souvent de lui. L’exposition de Londres nous le rappelle avec force. Elle est aussi réussie qu’était manquée «Picasso et les maîtres». Fruit d’années de recherches et non pas d’une improvisation hâtive, s’adressant aux vrais amateurs et non pas aux badauds, elle sera complétée à Paris par les Turner que tout le monde attend et qui à Londres se trouvent à l’étage supérieur. Le catalogue enfin, dû à David Solkin, Philippa Simpson, Ian Warrell, Kathleen Nicholson, Sarah Monks, Guillaume Faroult et Martin Myrone apporte une foule de renseignements nouveaux sur cet artiste hors pair dont nous subissons encore le charme mystérieux.

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