On ne le répétera jamais assez: le théâtre moderne a été inventé par Edward Gordon Craig,Constantin Stanislavski – et le Genevois Adolphe Appia (1862-1928). Mais alors que Craig et Stanislavski ont une place assurée dans les histoires du théâtre et que leurs principaux écrits sont facilement accessibles, Appia n’est connu que de quelques amateurs éclairés, malgré les louables efforts faits par les Éditions L’Âge d’Homme pour publier ses Œuvres complètes1. Pourtant, sans les créations d’Adolphe Appia, ni Gémier, ni Copeau, ni Jean-Louis Barrault, ni – plus près de nous – Bob Wilson n’auraient accompli ce qu’ils ont fait. Copeau, qui venait d’ouvrir le Vieux Colombier en 1913 et dut le fermer l’année suivante pour cause de guerre, avait profité de ses loisirs forcés pour aller voir Appia à Genève. Il ne connaissait alors que le premier ouvrage d’Appia, La Mise en scène du drame wagnérien, paru en 1895. Mais Appia lui fait lire le manuscrit de son œuvre majeure, L’Œuvre d’art vivant, qui ne sera publiée qu’en 1921. C’est l’illumination. «En vingt endroits – lui écrit-il aussitôt –, j’ai trouvé exprimées avec une clarté et une force que vous n’aviez encore atteintes, des choses que je pensais moi-même de plus en plus chaque jour, et qui sont la vie de ma vie. Vous êtes allé au cœur des choses. Vous avez touché le fait profond.»Le cœur des choses, pour Appia et pour tous ceux qui ont subi son influence, c’est que le théâtre fait fausse route dès qu’il veut donner l’illusion de la réalité. «Donner l’illusion est lanégation de l’art», dit-il. Or tout théâtre, qu’il s’agisse du théâtre parlé ou du théâtre lyrique, est alors victime de l’illusionnisme. C’est le cas de la scène naturaliste qui veut reproduire la réalité par des décors en dur, mais aussi du théâtre symboliste qui croit pouvoir suggérer la réalité par des décors peints.Ces méfaits de l’illusionnisme se font particulièrement sentir dans les mises en scène wagnériennes. Pour Appia, Wagner représente la pointe la plus avancée de la musique moderne. Mais Lohengrin, Tannhäuser, Tristan sont montés dans des décors tout juste dignes de Meyerbeer (Robert le diable, créé en 1831, n’a cessé d’être repris tout au long du siècle). Il faut donc créer un «espace scénique» à trois dimensions permettant à l’acteur – qui pour Appia n’est pas seulement une voix, mais un corps – de trouver sa place. «Les deux conditions d’une présence artistique du corps humain sur la scène seraient donc: une lumière mettant en valeur sa plasticité, et une conformation plastique du décor mettant en valeur ses attitudes et ses mouvements.»Les admirables fusains exposés à la Maison Tavel nous donnent une parfaite idée de ces conformations plastiques. Appia, par des décors fixes, rythmés par la lumière, veut fournir à l’acteur autant de «points d’appui», voire d’obstacles, qui lui permettent de faire évoluer son corps en mouvement. «L’art de la mise en scène – dit encore Appia – est l’art de projeter dans l’Espace ce que le dramaturge n’a pu projeter que dans le Temps.» Rien n’illustre mieux cette maxime que les œuvres exposées à la Maison Tavel jusqu’au 13 juillet.