A la marge d’une petite marine de Courbet, «pure» et presque abstraite, apparaît un unique personnage. Est-ce l’artiste, son mécène? Lancet-il «A nous deux, le monde!» ou salue-t-il avec émotion sa beauté? Ce paysage aurait-il une signification politique?
La ligne d’horizon trace une exacte bissectrice à travers la toile. En haut, le ciel est clair, mais pourpeu sans lueurs; le voile qui l’assourdit gomme toute figure de nuage; à peine un rai de lumière rose, très loin, très bas, indique-t-il peut-être un crépuscule – sans doute du matin. En bas, la peau massive de la mer, indigo sur jade, pèse, et pivote comme dans un léger contrapposto suggérant la rotondité de la terre, vers l’oblique de la grève au sable crème. Cette organisation si simple, par registres horizontaux, a quelque chose d’abstrait, qui évoque pour l’œil du XXe siècle l’agencement fondamental des paysages de Ferdinand Hodler (1853-1918) comme des bandes de couleurs peintes par un Kenneth Noland (1924).
Dans l’œuvre de Gustave Courbet (1819-1877), l’admirable toile du Musée Fabre offre l’un des premiers paysages où l’élément marin devient le sujet central, la véritable dramatis persona. Plus tard viendront, entre 1865 et 1870, aussi bien la Marée basse à Trouville, dite L’immensité (Bristol, Museum and Art Gallery), que les puissantes Vagues (Berlin, Nationalgalerie; Lyon, Musée des Beaux-Arts; Paris, Musée d’Orsay), qui sont à la fois des «portraits» et des travaux de peinture «absolue», dont l’esthétique informera jusqu’aux photographies de Balthasar Burkhard vers 1995.Or, dans cette surface vaste du Bord de mer à Palavas, au titre si banal, un détail majeur – le punctum aurait dit Roland Barthes – focalise en fait toute l’attention du regardeur: dressé sur le promontoire d’unmodeste rocher, un homme a soulevé son chapeau d’un large geste, et salue. Au moyen de ce «repoussoir» de la petite figure qui dans le jeu du clair-obscur s’enlève sur la plage, le peintre désigne devant l’homme l’entière étendue du monde, si présent devant lui que toute idée d’un lieu derrière lui s’en trouve écartée. Loin d’être submergé par la nature, l’homme l’embrasse, il s’affirme plus dynamique et sûr que la mer au repos, il paraît moins seul qu’allègre, euphorique, expansif.L’amateur du XXIe siècle ne peut guère ne pas «appeler à l’écran» ici, comme en contrepoint, Le moine au bord de la mer de Gaspar David Friedrich (1774-1840) qui, loin de tout pathos romantique, intériorise la situation humaine au sein de la nature (à valence religieuse?). Quand Heinrich von Kleist, le 10 octobre 1810, écrit «Je devins moi-même le capucin», ne nous autorise-t-il pas à penser aussi que la figure monacale solitaire et réflexive sur sa langue de dune au cœur des éléments est, par identification à son inventeur, celle du peintre même, autant que celle investie par la conscience de chacun qui contemple la grande toile ontologique de Friedrich?A qui appartient, dans le petit paysage de mer de Courbet, le geste à l’allure certainement emphatique? Au peintre luimême, se représentant dans une sorte de face-à-face cosmique, ou à quelque personnage tiers? Plutôt qu’au collectionneur, mécène et ami montpelliérain de Courbet, Alfred Bruyas (1821-1877), tel qu’il est par exemple campé sur la gauche d’un autre «salut», dans la célèbre Rencontre (ou Bonjour M. Courbet, 1854; Montpellier, Musée Fabre), la barbe assyrienne de la machiette, comme on disait à Venise des figures qui animaient les vues, et son mouvement orientent vers Courbet, même si une sorte d’auréole ocre autour de la figure trahit un repentir, soit l’hésitation entre deux corpulences, dont celle du peintre, peut- être plus ample, toutefois bientôt corrigée, sans doute pour correspondre aussi à l’apparence de Bruyas, qui le fit travailler généreusement quatre mois de l’été 1854.Courbet donc. Exclusif, central déjà, comme dans le grand Atelier de 1855 (Paris, Musée d’Orsay) où tout prend place autour de lui. Faut-il dès lors interpréter la singulière marine à l’aune de son insolente exclamation à l’adresse de Jules Vallès: «O mer, ta voix est formidable, mais elle ne parviendra pas à couvrir celle de la Renommée criant mon nom au monde entier»? Courbet, même sous le choc de sa première rencontre avec la Méditerranée, ne peut certes pas traduire son accord avec les vers dialectiques que Baudelaire, dont il fut l’ami, écrira en 1857 seulement: «Homme libre, toujours tu chériras la mer! / La mer est ton miroir; tu contemples ton âme / Dans le déroulement infini de sa lame, / Et ton esprit n’est pas un gouffre moins amer.»Mais peut-être est-il permis de voir en filigrane dans l’attitude dépeinte sur la côte languedocienne en 1854 une signification qui dépasse le narcissique Courbet, quand il la loge dans la dense picturalité de cette allégorie réelle (c’est ainsi qu’il parlera une année plus tard de L’atelier). Avec un quart de siècle d’avance, comme les artistes en ont la faculté, Courbet (qui ne sait rien de Marx), dont le grand geste n’est certes pas que jubilant, mais plus encore conquérant, se met – innocemment? – dans la perspective de l’annexion du monde qui va s’épanouir au dernier quart du XIXe siècle. «L’expansion, tout est là», proférait Cecil Rhodes (1853-1902), le colonialiste et capitaliste britannico-sudafricain de référence. «Toutes ces étoiles… ces vastes mondes qui restent toujours hors d’atteinte. Si je pouvais, j’annexerais les planètes». Et la pénétrante Hannah Arendt (1906-1975) de conclure: «[Rhodes] avait découvert le moteur de l’ère moderne, de l’ère de l’impérialisme. (…) L’expansion en tant que but politique permanent et suprême, voilà l’idée clef de la politique impérialiste».