Dans la Rome du XVIIe siècle, le paysage, pour la première fois, devient un thème pictural à part entière. Mais c’est un paysage à la mesure de l’homme: le jardin de sa liberté.
Il nous est difficile d’imaginer ce qu’était Rome en 1600: la Ville Éternelle compte cent mille habitants à peine. La basilique Saint-Pierre se dresse en pleine campagne. Le Forum, appelé Campo Vaccino, c’est-à-dire Champ des Vaches, est un terrain vague où ces animaux paissent entre les fûts de colonnes et les passants indifférents. Pourtant, Rome garde tout son prestige. Pas seulement parce qu’elle est le cœur impérieux du catholicisme, et d’une ContreRéforme qui multiplie les chantiers d’églises, mais aussi parce qu’elle entretient la mémoire de l’Antiquité. Pour mieux dire, elle est cette mémoire. La religion catholique triomphe, mais le grand Pan n’est pas mort. Claude Lorrain va représenter Énée, le fondateur mythique de la Rome païenne, avec autant de naturel que l’Embarquement de Sainte Paule à Ostie, et NicolasPoussin traitera ses Nymphes et Satyres avec autant de gravité passionnée que son Saint Paul Ermite.
Cependant, ces grands thèmes chrétiens et païens se déploient invariablement, dans leurs œuvres etdans celles de leurs contemporains romains, sur fond de paysages somptueux, aimables ou grandioses. Pour mieux dire, ces paysages sont si présents, si puissants, qu’ils en viennent à constituer le véritable sujet du tableau, dont les thèmes bibliques ou païens paraissent alors secondaires. Les titres mêmes des œuvres en témoignent: Paysage avec Saint Paul Ermite, ou Paysage avec les funérailles de Phocion. Et parfois le paysage constitue même l’unique sujet du tableau.
À cela, rien d’étonnant. La Rome du XVIIe siècle est une ville où toutes les rues pourraient s’appeler Campagne première. Quoi de plus pittoresque que ses ruines où les fûts de colonnes se confondent avec les fûts des arbres ? Comment y résister ? Un étonnant dessin de Claude Lorrain nous montre un peintre juché sur un haut tabouret que supportent des tré- teaux plus hauts encore, en train de dessiner, au Campo Vaccino, tout à côté d’une colonnade antique, un personnage féminin debout, sur un fond végétal. Preuve que le peintre se plaisait à s’installer dans ces ruines champêtres, afin d’y travailler sur le motif.
Pourtant, l’histoire de l’art nous rappelle que le paysage, comme genre pictural à part entière, n’a pas toujours existé dans la peinture européenne. C’est à Rome, dans la première moitié du XVIIe siècle, que ce genre s’est épanoui. L’exposition du Grand Palais s’attache à nous le démontrer. Sans doute, on peut énumérer, hors de Rome et avant cette époque, nombre d’œuvres picturales où le paysage est bien présent: chez Giotto, Ambrogio Lorenzetti, Giovanni Bellini, Dürer ou Breughel; mais aussi, bien sûr, Léonard ou Raphaël. Aucun d’entre eux pourtant (si l’on excepte peut-être le Dürer aquarelliste et voyageur), ne fait du paysage le personnage central de l’œuvre, comme vont le faire Annibal Carrache, Pierre de Cortone, Nicolas Poussin, Claude Lorrain. Pourquoi cette métamorphose ?
Les érudits ne sont pas avares d’explications: ils invoquent la présence simultanée à Rome de peintres venus d’horizons très divers, notamment les Flamands, friands de décors naturels; les bouleversements du paysage urbain de la Ville Éternelle; un goût croissant pour le dessin sur le motif; le succès des tableaux de paysages auprès des riches commanditaires. Pourtant, aucune de ces explications n’est décisive, et plusieurs d’entre elles apparaissent carrément tautologiques: le paysage a du succès ? Soit, mais c’est précisément ce qu’il s’agit d’expliquer ! On aime à dessiner sur le motif ? Ah ! sans doute ! Et pourquoi pas plus tôt ?
On ne prétendra pas ici résoudre un problème qui défie la sagacité des spécialistes. Mais une chose est sûre: comme il en va toujours dans l’histoire humaine, la nouveauté n’est jamais la fille obéissante de l’ancien. Toutes les explications accumulées, qu’elles soient d’ordre matériel, social, intellectuel ou moral, ne sauraient prévoir, même rétrospectivement, les inventions de la liberté. S’il se trouvequ’au début du XVIIe siècle, l’homme conçoit le paysage autonome, c’est parce qu’il découvre en lui-même une autonomie croissante; parce qu’il se sent capable de peindre un monde à sa mesure, de l’embrasser avec sérénité.
Car il faut le souligner: si la peinture d’un Poussin, d’un Claude Lorrain fait jouer les premiers rôles au paysage, c’est pour que les hommes puissent y trouver leurs aises, et même leur bonheur. C’est déjà le cas du Paysage fluvial d’Annibal Carrache, daté de 1599: minuscule dans sa barque, le seul être humain visible est saisi dans l’instant même où il va s’absenter, escamoté derrière un puissant tronc d’arbre. Présent, il a déjà disparu, à l’image de la ville blanche, incertaine, que l’arrière-plan suggère. Et pourtant, cette nature (faussement naturelle, admirablement composée) est le lieu même où nous voudrions habiter. Elle est si profondément humanisée que la figure du batelier peut bien en disparaître: ce paysage est décidément nôtre.
Les peintres dessinaient souvent sur le motif, oui. Mais c’était pour mieux composer, en atelier, des paysages imaginaires, c’est-à-dire des paysages voulus, ordonnés, accueillants à nos rêves comme à nos projets. Des lieux où tout conspire à fêter la présence humaine.Le comble du paysage humanisé, du lieu dont nous voudrions faire notre séjour éternel, nous l’admirons dans ces tableaux de Claude Lorrain qui paradoxalement racontent des départs: embarquement de Sainte Ursule, de la Reine de Saba, ou bien encore de Sainte Paule (disciple de Saint Jérôme, en partance pour les lieux saints), thème qu’il traita plusieurs fois, notamment dans le tableau que présente l’exposition du Grand Palais.Dans chacun de ces chefs-d’œuvre, tout nous conduit vers l’éblouissement de l’horizon. Le reste– les eaux de la mer, les arbres, les colonnes dutemple, les clochers d’église, la tour gardienne duport, les humains qui s’affairent sans hâte – le restene vise qu’à sertir ces lointains rayonnants.Ce n’est pas encore le poudroiement voluptueuxde l’Embarquement pour Cythère. Ni l’éclat de cetteItalie mythique mais inaccessible à laquelle rêvera laMignon de Goethe: «Là-bas, là-bas ! ». Le bonheurdes Lumières, la nostalgie du Romantisme sont encore à venir. Pour l’heure, voici le classicisme, danstoute sa splendeur confiante. Ce tableau semblenous dire, avec une sérénité qui nous bouleverse,nous autres, enfants des vingt et vingt-et-unièmesiècles qui avons trop connu la nuit: hasarde tousles voyages, tu ne saurais te perdre. Dans la lumièreoù tu veux vivre, ne vis-tu pas déjà ?