Présent sur la scène contemporaine dès le début des années 1970, l’artiste suisse s’est fait connaître dans la décennie suivante par ses autoportraits photographiques interrogeant l’identité et la conscience de soi ainsi que leur représentation. Préparée en étroite collaboration avec Urs Lüthi, l’exposition organisée de façon thématique est une intéressante occasion de voir comment peut évoluer une telle recherche sur le long terme.
Urs Lüthi peut être rattaché à un courant artistique que l’on appelle Art Corporel, ou plusclassiquement Body Art, qui cherche à utiliser le corps de l’artiste comme un matériau artistique. Le principal paradoxe de l’œuvre de Lüthi est le recours constant à la forme particulière de l’autoportrait pour un propos qui se revendique comme universel et, dans cette mesure, parfaitement détaché de son support. Malgré la difficulté, Urs Lüthi a globalement bien tenu cette gageure, jusqu’à la renouveler profondément ces dernières années et donner à l’ensemble de son œuvre une cohérence admirable.
Si dans la suite de sa carrière, le Suisse s’éloigne progressivement de la forme de l’autoportrait pour n’en conserver que la substance – parfois résumée à une indication syntaxique –, dans ses premiers travaux, le medium photographique – dans son exactitude supposée – et la fascination suscitée par sa beauté androgyne s’allient pour dissimuler au spectateur le propos de l’artiste. La mise en scène toujours sobre ne révèle généralement son véritable sens qu’à l’observateur attentif. Portant notamment sur le genre ou l’âge, le travestissement du modèle, entraînant avec lui toute l’histoire et la tradition théâtrale, n’est pas innocent. Ce n’est pas un hasard si c’est à Térence, l’homme de théâtre romain, qu’il faut emprunter l’aphorisme résumant au mieux le propos de l’artiste: «Je suis un homme et rien de ce qui est humain ne m’est étranger». Ce que Lüthi reformule à sa manière au cours d’un entretien: «Je me traite comme je le ferais avec une personne inconnue».Par rapport à une artiste comme Cindy Sherman qui travaille également l’autoportrait photographique, on peut déceler des différences sensibles. Travaillant dans un registre plus sobre et plus réaliste, tant au niveau plastique que théorique, Lüthi renvoie à des référents fondamentaux auxquels nous sommes tous confrontés dans la construction de notre propre identité. Chez Sherman en revanche, les questionnements identitaires, alimentéspar des images concrètes préexistantes, apparaissent plus fantasmatiques, voire oniriques, ou parfois plus spécifiquement féminins ou personnels: de ce fait s’ils peuvent être perçus intellectuellement comme universels, ils échouent à provoquer une identification chez le spectateur. Car tel est le moyen par lequel Lüthi peut atteindre son but, rendre son propos intelligible: Si «je est un autre» – comme l’avait résumé Rimbaud, spontanément cité en 1974 par Rainer Michael Mason–, je est presque vous.La comparaison avec d’autres artistes du Body Art permet également d’éclairer la démarche artistique d’Urs Lüthi et sa particularité. Ainsi, les actions de Gina Pane ou Marina Abramovic, si elles comportent inévitablement dans le dévoilement de l’intimité de la création une composante identitaire, sont plutôt l’occasion pour le spectateur d’une confrontation violente avec l’altérité. Soit l’exact contraire de l’identification proposée par Urs Lüthi au spectateur comme une façon de saisir l’universel de la condition humaine. Si les années quatre-vingts apparaissent comme une période de flottement où la lecture de l’œuvre se fait hésitante, avec des peintures que seul le lien ténu du titre semble parfois relier aux thématiques antérieures, la figure de l’artiste, sous forme de moulages, fait sa réapparition dans la décennie suivante. Lüthi est désormais vieilli et bien loin du troublant jeune homme des premières années. C’est sans doute cette distance, précisément, qui permet de reprendre le travail sur ce matériau abandonné au début des années quatre-vingts, le corps de l’artiste.Lüthi réalise des moulages en bronze de sa tête, puis de son corps tout entier qu’il place au centre d’installations. Il réintroduit ainsi une dialectique construite entre les deux types d’œuvre (autoportrait et installation) qui l’entoure à la manière de ce qui se produisait sur ses premières photographies, entre la présence du corps de l’artiste sur le cliché et ce qu’il voulait représenter.Un nouvel épisode de cette vigoureuse régénérescence de l’autoportrait dans le travail d’Urs Lüthi apparaît en 2001, lors de la Biennale de Venise. Reprenant l’image d’un autoportrait en bronze datant sans doute de 1996, il en fait un profil qui vient désormais frapper un certain nombre de ses créations, à la manière d’une trademark ou marque déposée. S’agit-il seulement, le caractère clinquant de la mise en scène aidant, d’une critique de la capacité de la marque déposée à structurer le monde de l’art ? Mais l’ensemble de l’œuvre de Lüthi permet de dépasser ce qui devient peu à peu une tarte à la crème de l’art contemporain – le brio de la récente performance de Damien Hirst mise à part.Comment penser une telle démarche autrement que comme une mise en abyme chez un artiste qui s’est constamment défié et joué de l’image en tant que support d’une identité toujours plus ou moins construite, donc toujours plus ou moins fictive ? Ainsi l’autoportrait qui se voulait dépersonnalisé, simple support pour exprimer l’universel, devient en tant que trademark l’instrument d’une réappropriation de l’universel par celui qui en tant qu’homme, peut prétendre à bon droit que «rien de ce qui est humain ne lui est étranger»: c’est une exacte symétrie.