Longtemps je me suis demandé où vivre. Je choisis, après tant de battements, au soir d’une jeunesse trop ornée peut-être, trop aimante, d’acquérir la plus belle maison de France pour y commencer de vieillir, dans un sommet de simplicité: la villa voulue par les Savoye à Poissy et conçue par Jeanneret (notre fameux Le Corbusier). Elle fut achevée en 1931 – et moi, hasard ? folie ? – j’y ai vécu dix-neuf ans depuis mes trente et un ans, et je n’en oublie rien. Dans une clairière de gazon réservée par de beaux marronniers (mais en étaitce ?), précédée de deux rangs d’aubépines roses (mais en était ce ?), sur du gravier elle se dressait, aux dehors cycladiques, sur ses frêles pilotis entre lesquels j’aimais tant traîner une fourrure ou faire flotter une mousseline, et songer comme une Phèdre à quelque passion impossible. J’ai beaucoup pensé en ce lieu. J’ai promené mon cœur sur la «rampe» de l’édifice – cette rampe aujourd’hui si fameuse et qui permet, si l’escalier courbe ne plaît plus, ne va plus, de rejoindre l’étage très lentement mais avec l’effort, sans heurts, de monter jusqu’au solarium en une procession hallucinante faite de moi, de mon ombre, de mon écho et de mon sillage. La rampe, dis-je ! Soit peur du bruit, soit exotisme, soit besoin d’un contact aride, dans toute la maison je n’ai toujours marché que les pieds nus. Charles en livrée noire, les sourcils immobiles et piquants (deux hérissons), nettoyait tous les matins vers dix heures le cuir beige des autos (ily en avait trois dans le garage, à droite de l’entrée, et chacune avait son ton de beige). Je ne manquais jamais de lui crier: «Bonjour !». Il ne manquait jamais de me répondre: «Madame…». Dans le salon, j’avais sous les longues baies qui découpent les frondaisons comme une peinture chinoise ou la tenture d’un donjon, sur les tablettes, posé des livres (jamais de reliures de cuir) et des aquarelles ondulées, quelques pierres de bord de mer aussi, tout un mille-feuilles grège d’où n’était pas absente la gentille poussière, ni d’ailleurs quelques grains de sucre échappés de la cuisine toute proche (que j’appelais le «labo», mais n’était-ce toute ma maison qui méritait ce nom de fou ?). Cheminée cubique pour l’hiver. Le luminaire métallique m’indiquait mon parallèle particulier. J’ai aimé ce large salon à la folie. Je crois y avoir lu les plus beaux livres du monde, ceux qui m’ont le plus résisté. Tout, partout, tout sentait le clou de girofle. Dans ma chambre (je gardais les autres vides, pour avoir de l’écho quand j’en voulais), il y avait six lampes dont j’avais couvert les abatjour de soie imprimée: six chapiteaux où se donnaient mes souvenirs, six foulards de jadis formant le cirque de telle matinée ou de telle promenade, de tel amant qui m’avait offert celui-ci ou celui-là, et que les motifs fleuris ou abstraits convoquaient. Je me plaisais à dire que j’avais mis un peu du vitrail de Paris dans la modernité même. Ma salle d’eau était dans la chambre, derrière un rideau de batiste que jouxtait une banquette carrelée et ondulée (une autre signature du lieu, cette «méridienne»), où d’ailleurs jamais je n’ai osé m’allonger nue – comme un Goya sur un Bonnard. Il y avait aussi la terrasse où l’on allait irrésistiblement. J’y attendais, j’y fredonnais, j’y repensais le ciel où, aussi, on souhaitait d’aller irrésistiblement, dans cette maison où il est à part entière un élément de l’enveloppe blanche qui appelle du bleu. Et le solarium ! règne de l’abstraction. Je n’y ai jamais rien compris. C’est un toit déroutant, planté, où l’on retrouve les graviers crissant d’en bas. C’est une toile de fond pour Dédale qui haranguerait, ou le boudoir d’Antigone. Où aller ensuite ? Cette maison n’a cessé de me plaire par cette impasse qui la couronne: et je n’aime pas le soleil, que faisais-je d’un solarium ? Je laissais aux jeunes filles, à Icare ou à mon fils le soin de poursuivre la rampe. Charles, lui, ne montait jamais à l’étage – il habitait la loge près de la grille.