Pénétrer, il y a une quinzaine d’années, dans l’antre du collectionneur Marc Petit – l’écrivainhabitait alors un appartement parisien à quelques encablures de la mairie du XIVe arrondissement –, c’était basculer dans un autre monde peuplé de trognes inquiétantes ou hilares, écussons taillés dans le bois dont les traits hésitaient entre rire salvateur ou grimace. Pas un centimètre de mur qui ne fût recouvert de cette saisissante théorie de faces grumeleuses, croûteuses, quasi informes, parfois armées de crocs menaçants,de barbiches ou de moustaches, ponctuées de béances en guise de regard… Le temps a passé depuis, et l’art tribal himalayen semble être peu à peu sorti du purgatoire dans lequel les amateurs d’arts primitifs l’avaient plongé. Était-ce à cause de ce troublant silence qui enveloppait, telle une gangue épaisse, les informations accolées à ces faces orphelines de toute littérature ethnologique ?Tout au plus se fiait-on aux approximations fantaisistes des marchands de Katmandou qui qualifiaient commodément ces faces de «chamaniques», espérant ainsi les parer d’une aura desacré et de mystère et leur accorder par là même une appréciable plus-value !
En cet automne 2010, deux collections d’envergure s’offrent aux regards parisiens et devraient permettre de faire connaître à un large public l’extraordinaire puissance plastique qui se dégage de ces masques et de ces statues de temples accrochés aux flancs des montagnes. Sous le joli titre «Dans le blanc des yeux», le musée du quai Branly met ainsi à l’honneur les 22 masques primitifs du Népal entrés dans ses collections, grâce à la donation que le collectionneur Marc Petit a faite en 2003. Soit un ensemble d’une qualité exceptionnelle qui laisse éclater le génie inventif et l’audace de ces sculpteurs anonymes mais manifestement visités par la transe et touchés par la grâce. «Chacun de ces masques est un individu unique, semblable à nul autre. Il faut le juger sur ses mérites propres et en dépit de son air récalcitrant. Ce n’estguère facile. Nous sommes plus volontiers émus par la douceur des formes et la régularité des styles que par l’intensité de l’expression. Ces masques fournissent l’antidote rêvé. Ils nous font sortir de l’ornière du goût commun. Ils nous rappellent que ramasser un bout de bois pour en faire un visage est un acte où la haine fait bon ménage avec l’amour», analyse de façon pertinente l’ethnologue Stéphane Breton, commissaire de l’exposition et grand ami de Marc Petit. Nul caractère aimable, en effet, dans ces masques sillonnés de rides, barrés de rictus, dont les traits et les béances sont un pied de nez à toute velléité d’ordre, de symétrie, d’harmonie. Et pourtant, quelle maîtrise dans le coup de la hache ou de l’herminette ! Quelle économie de gestes et d’effets dans ces trognes de montagnards, comme burinées au soleil ! «Je ne connais aucune sculpture de Lipchitz, de Gaudier-Bzreska, d’Epstein, d’Archipenko ou de Zadkine qui réunisse autant de qualités formelles et expressives […] La construction synthétique du visage par plans recoupés ne tolère pas la moindre hésitation: ici chaque geste est fatal», écrivait ainsi Marc Petit dans son magistral ouvrage «À masque découvert» paru en 1995 (Paris, éditions Stock/Aldines). On aurait tort, en effet, de sous-estimer la science et le talent de ces artistes anonymes qui surent extraire, du magma informe ou des imperfections du bois, ces expressions fugitives, comme hallucinées. Avons-nous affaire là à des prêtres-officiants aux pratiques chamaniques et soumis au secret ? Ou bien faut-il deviner derrière ces combinaisons savantes d’angles et de creux la maîtrise d’artistes rompus à l’exercice de la commande et de la pratique en série ?
Au-delà de ces mystères, une certitude s’impose : enfermées dans le silence des vitrines muséales, ces «Gorgones» des cimes himalayennes n’ont rien perdu de leur caractère hypnotique, mi-démones-mi-bouffons, concentrés de rire et de stupeur, de loufoque et d’émotion…Autre lieu, autre ambiance… Grands collectionneurs d’art contemporain, organisateurs d’expositions mémorables, Liliane et Michel Durand-Dessert dévoilent, quant à eux, dans leur bel espace de la rue de Lappe, à Paris, leur collection de masques mais aussi de sculptures des vallées himalayennes. Avec la complicité du galeriste François Pannier, spécialiste incontesté de ces régions, le parcours se veut résolument libre et subjectif, dicté par des considérations esthétiques, imprégné de la sensibilité des deux collectionneurs. Et l’on reste médusé, en effet, par la pluralité dessolutions plastiques offertes par ces figures faîtières de temples, ces cavaliers hiératiques taillés dans des blocs monoxyles qui n’ont rien à envier à leurs improbables cousins Dogons, ces doux et paisibles orants, les mains jointes pour la prière, ou, bien plus inquiétante, cette chamanesse relevant avec paillardise sa jupe pour laisser découvrir un sexe clairement marqué… Aventuriers de l’art qui surent défricher de nouveaux territoires et découvrir de jeunes talents avant les autres, les «Durand-Dessert» (comme on les appelle dans le milieu des galeristes parisiens) ont porté un regard libre et passionné sur la statuaire himalayenne. Fruit de leurs coups de cœur glanés depuis plus de vingt ans, cette collection est un inventaire de tous les possibles en matière de création. Que l’on soit ethnologue ou néophyte, amateur d’art primitif ou d’art contemporain, il est urgent d’y frotter son œil…