Willy Ronis, né en 1910 a connu ses premiers é-mois avec le dessin et leviolon qu’il pratique assidûment pendant son adolescence. Passionné de symphonies et de jazz, c’est au Louvre, peuplé des modèles qu’il dessine, qu’il passe le plus clair de son temps.A l’âge de 16 ans il reçoit son premier appareil photographique sans que cela ne suscite une quelconque vocation future. Il intègre le magasin de photographie de son père un peu par obligation familiale, et en 1936, à la mort de celui-ci, il décide de vendre le commerce et devient photographe reporter illustrateur indépendant.Paris sera son terrain de jeu de prédilection, entrecoupé d’escapade à la montagne d’où naîtra sa passion pour les photos de sports d’hiver. Il est présent sur tous les fronts. Conflits sociaux chez Citroën, voyages photographiques pour des agences, il parcourt la Grèce, la Yougoslavie ou encore l’Albanie.Depuis 1944 à nos jours, come back au Grand reportage, retour des prisonniers pour la SNCF, travaux pour l’industrie, la mode et la publicité mais encore et toujours Paris, sujet de toute son attention.Lauréat d’une multitude de prix, un nombre très important d’exposition lui sont dédiées. Actuellement, la Mairie de Paris lui consacre une très belle exposition ou l’affluence a obligé les organisateurs aux prolongations.Il répond aux questions d’Olivier Delhoume, journaliste et photographe qui a réuni dans «Mise au point, paroles de photographes» 16 entretiens de célèbres photographes tels que Edouard Bouba ou encore Gisèle Freund.
Olivier Delhoume:Comment êtes-vous devenu photographe?Willy Ronis:J’ai fait de la photographie, sans le vouloir. J’étais dans des circonstances familiales particulières. Au retour de mon service militaire, j’ai dû aider mon père, dans son magasin de photographie. Devenu gravement malade, il avait besoin de moi pour le seconder. Nous-nous plaçons là en 1932. Alors que j’avais eu mon appareil à l’âge de seize ans, en 1926, la photographie était, pour moi, un jeu. Je vais avoir 76 ans dans quelques jours mais quand j’étais jeune, jamais, au grand jamais, je n’avais pensé devenir photographe un jour car, ce qui me passionnait, c’était la musique et accessoirement le dessin.Qu’est ce qui vous passionnait dans la musique, un instrument ou certains compositeurs?On m’avait fait apprendre le violon. Mais c’était surtout la musique symphonique, Bach, Mozart, Debussy, Ravel, Stravinsky, Bartok qui me passionnaient. Et puis, le jazz. Quand j’avais quinze ans, j’achetais des disques 78 tours pour écouter Duke Ellington, Armstrong et les autres.Vous n’êtes pas seulement un photographe. Au-delà des images que vous faites, vous êtes, me semble-t-il, très ouvert sur le Monde et très attentif à ce qui se passe autour de vous, tant dans les domaines artistiques que sociaux et, plus généralement, humains.Oui, c’est vrai. Mais vous êtes mieux à même d’en juger que moi. Ne serait-ceque par l’éventail de mon travail qui n’est pas du tout un travail de spécialiste, braqué sur une certaine forme d’expression. C’est vrai que je m’intéresse à beaucoup de choses. Je suis très curieux de nature et ça se traduit par les sujets que j’ai été amené à couvrir. Je suis un grand lecteur en même tant qu’un grand auditeur et puis un bon marcheur qui marche les yeux ouverts, même quand je n’ai pas d’appareil. Et vous le savez car vous êtes photographe vous-même, même quand un photographe n’a pas d’appareil, il fait des photos mentalement.Quel regard portez-vous sur les images télévisuelles?Je ne fais pas tellement de différence entre la télévision et le cinéma. Je suis cinéphile. Je suis très passionné par l’image cinématographique: cette photographie qui se déroule dans le temps. J’ai cela à domicile avec la télévision et, comme je me contente de fort peu sommeil, je peux profiter de certains moments particulièrement intéressants de télévision qui ne sont réservés qu’à ceux qui peuvent se coucher tard.Vous continuer à vous promener régulièrement dans Paris que vous aimez tellement.Je suis un parisien, «nénatif» de Paris, comme on peut dire. Savez-vous que je n’ai quitté Paris que durant onze ans, de 1972 à 1983, période durant laquelle j’ai vécu avec ma femme dans le midi? Ce fut une expérience qui, tout en ayant été positive car c’était une bouffée d’oxygène, n’aurait pas pu durer plus longtemps. J’ai connu pendant ces années une période qui n’était pas très bénéfique à mon travail personnel. C’était plaisant parce qu’il y fait presque toujours beau. Il y a la chaleur, les gens sont affables mais je suis un parisien. De temps en temps, je venais à Paris et retrouvais, là, un besoin très violent de photographier. Mes racines étaient plus fortes et nous sommes revenus ici. Paris est un monde tellement riche pour la curiosité et j’ai besoin d’y circuler, de découvrir des quartiers que je ne connaissais pas assez, avec ou sans appareil.Pourriez-vous expliquer comment naît une image?(silence) A mon sens, il faut de la disponibilité, d’abord. A moins que vous ne soyez dans votre atelier, dans votre studio, et que vous construisiez une nature morte. Dans la rue ou sur un événement, dans le cas du reportage, il est évident que vous pouvez prévoir en partie ce qui va se passer mais il est absolument indispensable d’être disponible à tout ce qui peut se passer en dehors même du processus sur lequel, consciemment, vous êtes en train de construire quelque chose. Cela nécessite une sensibilité à l’émergence d’une image ou d’une situation. Votre cerveau est construit de telle sorte que vous avez le souci de rapporter, non pas n’importe quoi, mais quelque chose qui a une structure. Vous ne déclenchez pas dans n’importe quelle situation. Pour moi, ce qui est très important, lorsque les conditions peuvent être réunies, c’est avant tout de se placer par rapport à ce qui peu arriver ou par rapport à une image dont vous pressentez l’émergence favorable. Je peux en donner un exemple avec cette photo prisedans mon Belleville-Ménilmontant d’une femme de dos qui traverse une rue avec son petit garçon. C’est pris d’un bistrot et il y a, au-delà d’une grille, le clocher de l’église de Ménilmontant. J’ai prévisualisé cette photo en ce sens que j’étais sur le trottoir en face et j’ai vu l’église et, à gauche, j’ai vu le bistrot. Je me suis dit, et tout cela très rapidement, que si j’entrais dans ce bistrot, à travers les vitres, et avec, comme premier plan: le texte des lettres «billard, etc.», dans le fond: le ciel avec l’église et au second plan: un passage clouté où il passera fatalement quelqu’un. J’y suis allé. J’ai attendu un peu et cette femme est passée avec son enfant. C’est cela la prévisualisation.Il faut donc être disponible, sensible et bénéficier de ce petit quelque chose qui fait que va naître l’événement.Oui et, en tant que professionnel vousmême, vous comprenez ces choses-là. On peut sentir que des choses vont se passer.On ne sait pas exactement quoi mais, il y a quelque fois, dans l’atmosphère d’un lieu, comme des ingrédients qui laissent à penser que quelque chose va se produire. Il faut parfois attendre longtemps mais je ne suis pas d’un naturel tellement patient et, si mon espoir n’est pas comblé dans un temps donné, je me dis: allez, passons à autre chose! Et je cherche autre chose.Gardez-vous en mémoire toutes les images que vous avez faites?A peu près toutes. Mais il y a des trous curieux. La photographie dont je vous parlais tout à l’heure, celle de la syndicaliste haranguant ses camarades, je ne l’ai découverte qu’en 1979 alors qu’elle fut prise en 1938, et j’ai compris pourquoi. C’était un reportage commandé par Regards en 1938 et il fallait que je fournisse les photographies pour le soir même. Il se trouvait que cette photo, faite dans des conditions de lumière très défavorable, était très sous-exposée. Je ne possédais pas le papier de gradation très contrasté nécessaire au tirage de cette photo; je ne l’ai donc pas fournie à mon client et l’ai oubliée. Ce n’est qu’en 1979 où, préparant mon album «Sur le fil du hasard», je m’étais imposé de regarder tous mes négatifs depuis 1926, que je l’ai découvert et ai pu en tirer la première épreuve.Quelle est l’importance relative entre l’intérêt du sujet et la beauté plastique d’une photographie?C’est une complémentarité. Victor Hugo a eu cette phrase sublime: le contenu (ou le fond), c’est la forme qui monte à la surface. Il ne suffit pas d’obtenir une imagequi graphiquement soit satisfaisante, il faut aussi qu’elle ait un sens. Je ne suis pas un formaliste, bien qu’ayant un grand souci de la forme. Une belle image qui n’a pas de signification ne m’intéresse pas.Que pensez-vous de la photo actuelle?Je la trouve très formaliste et elle ne m’intéresse pas beaucoup. Le conceptuel ne mord pas sur moi car il est généralement trop vidé de toute sensibilité. Je ne parle que pour moi et ça n’a rien de normatif. Je ne dis pas qu’il n’y a qu’une seule Photo, celle des photographes de la famille à laquelle j’appartiens. Lorsque je faisais mon cours sur l’histoire de la photographie, je me suis systématiquement arrêté à l’approche contemporaine disant que je la comprenais mal et qu’elle ne touchait pas ma sensibilité.