Pour commémorer Debussy

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[vc_row][vc_column][vc_column_text]           La France, nul doute, peut-être le monde entier, s’apprête à fêter à Debussy le centenaire de sa mort en 1918. Mais par quel cérémonial ? En retrouvant quoi de préférence dans la trace qu’il a laissée, indélébile sans doute, mais étrangement floue ? Mystérieux Debussy ! Si constamment et délibérément artiste, malgré ses supposées transparences ! Et si constamment cherché, avec d’ailleurs des bonheurs d’expression qui feraient croire qu’il coule de source…Mais faut-il vraiment  convoquer la mémoire, commémorer ? On commémore un compositeur en jouant ses œuvres. Mais, dans l’œuvre de Debussy, qu’y a-t-il qu’on puisse célébrer en commun (commémorer) ? Verra-t-on une nation, une culture se regrouper, faire corps sous la bannière de celui qu’on a cru pouvoir appeler Claude de France, comme si une façon remarquable d’être français apparaissait dans sa musique, et peut-être n’apparaissait que là ?           Il avait voyagé pourtant, en imagination et en culture aussi, plus que le musicien ordinaire de son temps . Mais lectures, poètes, fréquentation des artistes et goût de l’art, c’est comme esthète d’abord, comme fou de l’art que Debussy se démarquait des autres. Un computer de génie saurait rendre manifestes les merveilleuses, les magiques correspondances entre tel modelé de  vase, tel tableau, tel coloris repéré chez un peintre, telle palpabilité d’une étoffe et le reflet qu’à sa manière en donne sa musique. Il buvait l’art de toutes ses soifs, par tous ses pores : et il rendait cela en musique. Cela fait une très singulière génialité. Cela ne fait pas principalement un créateur public. Connu, admiré,...

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          La France, nul doute, peut-être le monde entier, s’apprête à fêter à Debussy le centenaire de sa mort en 1918. Mais par quel cérémonial ? En retrouvant quoi de préférence dans la trace qu’il a laissée, indélébile sans doute, mais étrangement floue ? Mystérieux Debussy ! Si constamment et délibérément artiste, malgré ses supposées transparences ! Et si constamment cherché, avec d’ailleurs des bonheurs d’expression qui feraient croire qu’il coule de source…Mais faut-il vraiment  convoquer la mémoire, commémorer ? On commémore un compositeur en jouant ses œuvres. Mais, dans l’œuvre de Debussy, qu’y a-t-il qu’on puisse célébrer en commun (commémorer) ? Verra-t-on une nation, une culture se regrouper, faire corps sous la bannière de celui qu’on a cru pouvoir appeler Claude de France, comme si une façon remarquable d’être français apparaissait dans sa musique, et peut-être n’apparaissait que là ?

          Il avait voyagé pourtant, en imagination et en culture aussi, plus que le musicien ordinaire de son temps . Mais lectures, poètes, fréquentation des artistes et goût de l’art, c’est comme esthète d’abord, comme fou de l’art que Debussy se démarquait des autres. Un computer de génie saurait rendre manifestes les merveilleuses, les magiques correspondances entre tel modelé de  vase, tel tableau, tel coloris repéré chez un peintre, telle palpabilité d’une étoffe et le reflet qu’à sa manière en donne sa musique. Il buvait l’art de toutes ses soifs, par tous ses pores : et il rendait cela en musique. Cela fait une très singulière génialité. Cela ne fait pas principalement un créateur public. Connu, admiré, Debussy n’a jamais été public ; même dit Claude de France, jamais il n’a été populaire.Élitiste il est, par goût supérieur, peut-être non sans qu’on y sente un rien de mépris. Mépris à l’endroit de qui, ou de quoi ? Du succès ? Il lui a été marchandé. De ceux qui ne l’entendaient pas, ne s’ouvraient pas à lui ? Mais il ne se souciait guère d’ouvrir aux autres, il y a de l’hermétique en lui, du cryptique. Il est pour initiés. Il ne déplaisait pas à cet incroyant d’envelopper son œuvre d’une couleur et d’une étoffe très à part, suggérant qu’ici il y a mystère.

          Alors, le célébrant, on jouera quoi de lui ? Pas la sempiternelle Mer, on espère, bateau des grands orchestres, qui a fini par devenir indifférente à lui pour n’être plus qu’un gros morceau. Pas le Martyre de Saint Sébastien hélas, qui demande des acteurs sachant parler en musique (où êtes-vous Véra Korène, Feuillère ?) et trop de moyens disparates pour trop peu de public. La divine Demoiselle élue, on espère, d’un préraphaëlisme miroitant, pour laquelle il suffit qu’on trouve un timbre de femme qui soit eau pure, comme furent Los Angeles ou surtout Janine Micheau. Il reste de Debussy si peu de musique de chambre, on ne fait pas un centenaire avec ça. Ni avec son piano, infiniment riche, lui, et seul peut-être dans son œuvre à être mieux que novateur, inventeur. Ces harmonies, dont comme personne, enfant encore, il interrogeait les enchaînements… Là,il a inscrit une façon neuve de dire des paysages, estampes ou images ou quelque nom qu’on leur donne, préludes aussi (avec leurs sous-titres comme des leurres). Pas de doute, c’est toute une Nature qui s’inscrit là, et pour la narrer, la refléter, le piano s’est inventé d’autres timbres, d’autres façons de dire.

          Autre façon de dire… Il est là, le mystère Pelléas, le miracle Pelléas : ce par quoi Debussy vit le plus mondialement aujourd’hui, délivré à jamais du nom de Claude de France. Le miracle de Pelléas n’est ni son orchestre, assez banalement transcendant, et qui n’est pas là pour qu’on l’écoute, ni même le remarque ; et certes pas dans son chant ni dans ses façons vocales, expressives mais sans relief qu’on puisse souvent percevoir. Il est dans sa prosodie. Il est dans la façon surnaturelle, magique qu’a la musique de scander, accentuer, dérouler le texte de Maeterlinck, le faisant vivre d’une vie vocale et musicale pour la perception (d’abord)  et l’intelligence (ensuite) de laquelle il a fallu aux oreilles (même bien disposées, même non délibérément hostiles, ou simplement sourdes) un long temps, de longs ajustements. La merveille, le paradoxe aussi, est que cette adaptation prosodique, vertigineusement exacte (il faut penser ici à l’akribeia grecque ou allemande) est placée sous le signe du flou ; de l’impalpable ou même évanescent ; du sans matière.  Ce qui semble pesé aux plus exquises, exigeantes balances est étranger à tout instrument de mesure, à commencer par la barre de mesure.

          L’autre paradoxe, qui est aussi une bonne nouvelle, est que Pelléas désormais échappe à son exclusivisme français. Il est mondialiste. Mary Garden et Maggie Teyte avaient donné l’exemple, Ecossaises toutes deux, avec ce rien d’exotisme dans leur français, choisies pourtant par Debussy pour être ses premières Mélisandes. Bruno Walter, à la suggestion de Mahler, montait Pelléas à Vienne, en allemand, puis à Berlin où Lotte Schöne fut sa Mélisande, qu’elle apprendra en français aussi pour l’Opéra- Comique. Merveille de prosodie cherchée, aisée pourtant (elle est évidemment perdue  en traduction), dont on trouverait cent exemples dans les mélodies de Debussy, si seulement on les écoutait, et s’il y avait quelqu’un aujourd’hui, femme de préférence, pour les chanter proprement, jusqu’à l’effacement final, glorieux, du Promenoir des deux amants.

         Sait-on qu’à ses débuts, à Stuttgart, l’immense Windgassen, Siegfried et Tristan de demain, était Pelléas ? Il en existe un pirate (pas de Lotte Schöne, hélas). Même un vieil habitué de Pelléas comme je suis (et qui certes en a vu plus d’une mise en scène dépaysante) a pu reconnaître son universalité effectuée, quand Robert Wilson y a imposé ses propres lois de mouvement et d’immobilité, ses changements de lumière comme on change de soie, et cette vertigineuse exactitude préparée où on ne sait plus ce qui se fige ou bien palpite. Pelléas Dieu merci échappe à la forêt de Saint- Germain-en -Laye pour rejoindre un autre ciel de communication. Claude n’est plus de France et Pelléas n’est plus parisien. La commémoration, en quelque sorte, s’est faite toute seule. Par consensus supranational.

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