Comment surprendre encore l’amateur chevronné tout en attirant le collectionneur néophyte, tel est le délicat défi que relèvent chaque année, avec brio, les galeristes participant au Parcours des Mondes. Focus sur quelques pièces exceptionnelles présentées lors de cette XVIIe édition.
Par Bérénice Geoffroy-Schneiter
Ils se pressent chaque année dans le dédale des petites rues de Saint-Germain-des-Prés, un épais catalogue glissé sous le bras, échangeant entre eux à voix basse des propos d’initiés. Le cœur battant, le regard aiguisé, ils traquent la pièce rare, le masque doté d’un exceptionnel pedigree, c’est-à-dire ayant appartenu à l’un de ces collectionneurs mythiques qui a pour nom Paul Guillaume, Apollinaire, Breton ou Derain. Pour satisfaire les appétits gourmands des aficionados du Parcours des Mondes, les marchands savent qu’ils doivent chaque année surprendre par le choix de pièces d’exception ou par la présentation d’expositions dont le contenu scientifique rivaliserait presque avec celui des musées. Plusieurs mois, voire des années de recherche sont parfois nécessaires pour remonter la piste d’objets rares que les tribulations du marché de l’art ont souvent dispersés aux quatre coins du monde. Ainsi, le tandem composé par les deux jeunes experts et marchands Charles-Wesley Hourdé et Nicolas Rolland n’est pas peu fier d’avoir pu reconstituer, dans l’Espace Tribal du Parcours, la mémorable exposition d’art africain et océanien qui s’est tenue, en 1930, à la Galerie du Théâtre Pigalle à Paris. Les articles de presse, les cartons d’invitation, les catalogues de vente ainsi que les photos d’archives se sont révélés des auxiliaires précieux pour recréer le parfum de l’époque et éclairer les choix esthétiques qui présidaient à la sélection des pièces. Car derrière cet aréopage de masques et de statues « nègres » (nullement péjoratif, le terme désigne dans les années trente aussi bien les arts africains qu’océaniens), il faut deviner l’œil et le jugement éclairé de la fine fleur des marchands et collectionneurs de l’époque : Charles Ratton (auquel le musée du quai Branly consacra en 2013 une passionnante exposition), Pierre Loeb (dont la fameuse galerie Pierre exposait les œuvres d’Artaud et de Michaux), sans oublier Tristan Tzara, Picasso et Derain qui comptaient parmi les plus ardents défenseurs de ces arts que l’on ne qualifiait pas encore de « premiers ». Le temps éphémère du Parcours, le public a ainsi eu le loisir d’admirer une trentaine de pièces ayant figuré dans cette mythique exposition, tel ce masque Bété-Gouro de Côte d’Ivoire d’une pureté absolue qui appartint à Tzara, ou cette statue magalan du Nord de la Nouvelle-Irlande provenant de la collection d’Ernst Ascher. Il est d’ailleurs assez piquant de constater combien, en ce premier tiers du XXe siècle, les frontières étaient bien ténues entre poètes, artistes et collectionneurs, tous n’hésitant pas à s’échanger, selon les fluctuations de leurs goûts ou de leurs fortunes, masques et statues de leurs collections.
Sous le néologisme piquant d’« Africubisme », la galerie Flak a, quant à elle, rendu hommage à ces « convergences fascinantes », par-delà les siècles et les cultures, que l’on devine entre les créations des sculpteurs anonymes du continent noir et celles de leurs homologues de l’avant-garde parisienne. Réunie avec passion depuis une vingtaine d’années, une sélection irréprochable de sculptures et de masques Dan, Senoufo, Dogon, Tsogho ou encore Baga tissait ainsi un dialogue poétique et troublant avec un bel ensemble de dessins et de peintures cubistes signés Fernand Léger, Albert Gleize, Jacques Lipchitz ou Pablo Picasso et invitait le spectateur à déplacer son regard pour renverser la perspective habituelle. Au-delà de tout européocentrisme, lequel de ces artistes se montrait le plus audacieux, le plus inventif ? Liberté était donnée à l’amateur d’en juger par lui-même…
Mais si l’Afrique règne encore en majesté au sein du Parcours et dans le cœur des collectionneurs, d’autres régions du monde semblent piquer heureusement la curiosité des connaisseurs. Spécialiste incontesté des arts d’Océanie, le galeriste Anthony Meyer a surpris tout son monde en dévoilant un exceptionnel ensemble de pièces exclusivement sculptées dans de la noix de coco. Loin d’être méprisé, ce matériau se prête en effet dans le monde océanien à d’infinis usages domestiques et rituels. Parmi les objets les plus spectaculaires, l’on pouvait ainsi admirer une magnifique louche ayant appartenu à Paul Guillaume, ainsi qu’une paire de seins en bourre de coco collectée par le docteur François vers 1890. Mais la palme de l’originalité revenait, sans conteste, à cette vulve factice arborée par les hommes lorsqu’ils se travestissaient au cours de la cérémonie du naven, dans la région qui borde le fleuve Sepik. Au-delà de sa forme parfaite et de son raffinement (encadrant la forme triangulaire du clitoris, les deux côtés de la vulve épousent la silhouette de deux têtes d’oiseaux stylisées), cette pièce constitue un témoignage troublant de l’un des rituels d’inversion des sexes les plus fascinants au monde. En langage iatmul, le terme naven signifie littéralement « être vu ». Lors de ce rituel, les membres de la communauté miment en effet des comportements opposés à ceux de leur sexe et se moquent ouvertement les uns des autres. Tandis que les hommes affichent leur envie de procréation féminine en arborant ce type de vulve, les femmes se métamorphosent en êtres de dégoût et de répulsion, augmentant encore le sentiment de confusion et de chaos. Bien connus depuis les travaux de l’anthropologue Gregory Bateson, la culture iatmul et ses artefacts interrogeant le corps, le genre et la reproduction sexuelle ne cessent désormais d’attiser les fantasmes des psychanalystes et des collectionneurs…
C’est un tout autre univers teinté d’onirisme et d’étrangeté qu’a choisi d’exposer Philippe Boudin dans sa galerie Mingei Japanese Arts. Oscillant entre préciosité et effroi, un florilège de peintures spectrales peuplées de squelettes, de fantômes et de démons côtoyait ainsi une série de crânes qui n’avaient rien à envier aux plus terrifiantes des vanités occidentales. Au cœur de cette assemblée pour le moins inquiétante, trônait l’une des pièces les plus singulières du Parcours. Sculpté dans un beau bois blond par l’artiste japonais du XIXe siècle Sukeyuki (dont le nom apparaît dans un cartouche carré sur le côté droit), un crâne doté d’une mâchoire articulée, d’une langue en argent et de dents rapportées médusait littéralement les visiteurs par son vérisme macabre. Ultime raffinement, un serpent semblait jaillir de la boîte crânienne, brouillant les frontières entre la vie et la mort, le réel et l’artifice. Point de doute qu’Odilon Redon ou Baudelaire eussent succombé au charme vénéneux de cette œuvre symboliste à souhait, à la lisière du fantastique et du néant…
Immense cabinet de curiosités offert à la délectation du public, le Parcours des Mondes 2018 a fermé ses portes le 16 septembre, à Paris. Rendez-vous est d’ores et déjà pris pour la XVIIIe édition !