Grâce au Centre national du Cinéma français, et à cent cinquante-cinq donateurs privés, un film oublié de 1964 vient de revoir le jour. Projeté en copie restaurée, l’œuvre de Maurice Delbez fait renaître un Paris que l’on croyait – à tort – disparu…
Rue des Cascades, c’est l’histoire d’un film passé aux oubliettes de l’histoire, et qui a failli y rester. Sans le financement participatif lancé sur Internet par des spectateurs désireux de le découvrir – ou de le redécouvrir –, jamais son budget de restauration n’aurait-il pu être bouclé… Comment expliquer la curiosité du public contemporain pour une œuvre négligée, vieille de plus d’un demi-siècle ? Sans doute par son sujet, radical pour l’époque. Mais aussi, et en premier lieu par son décor : celui d’un Paris rêvé… Ces ruelles pavées menant vers des buttes, d’où l’on aperçoit toute la capitale à l’horizon – des Invalides jusqu’à la Tour Eiffel. Sans compter les vieilles bagnoles, les dames en robes à carreaux, les papis à casquette, clope au bec, et surtout, une sacrée bande de gamins parigots, gouailleurs comme pas permis, sifflant les jolies donzelles, et courant après les autobus.
De fait, Rue des Cascades n’est pas sans rappeler l’atmosphère malicieuse et désuète de l’enfance du petit Jean-Pierre Léaud, dépeinte dans Les Quatre Cents Coups, mythique première réalisation de Truffaut, tournée quatre ans plus tôt… Les deux films dégagent d’ailleurs une même authenticité, lorsqu’il se penchent sur la ville. Conformes aux standards de la Nouvelle Vague, leurs caméras s’avèrent mobiles, furetant dans les quartiers tels des chats de gouttière, captant des détails propres au regard documentaire. Oui : malgré les apparences, ce n’est pas « que » du cinéma. Le décor n’est pas trop beau pour être vrai. En outre, côté rue des Cascades, qui raccorde les jolis noms de Belleville et de Ménilmontant, une magie subsidiaire opère. Selon le distributeur du film, il s’agit d’un quartier à part, « perché sur les hauteurs orientales de la capitale, les pieds dans Paris et la tète à la campagne ». Et d’ajouter que sur cette colline, se déploie « tout un entrelacs d’impasses, de cours et d’arrièrecours, de venelles et de jardins, de bâtisses de guingois, et de bicoques de trois sous, tant évocatrices de la vie populaire ». On ne saurait lui donner tort. Les mots
sont bien choisis, et l’auteur du présent article – qui a la chance de résider, précisément, rue des Cascades – peut témoigner de l’immuabilité de Belleville. En 2018, et malgré la « gentrification », les artistes y demeurent nombreux, et le métissage perdure. Quant à l’architecture et à l’urbanisation, malgré les « outrages du tourisme de masse » et l’édification de tours HLM dès les années soixante, ce « village » a effectivement conservé « son charme originel », « son essence intime ».
Mais aussi enchanté qu’il soit, Rue des Cascades n’est pas seulement le portrait d’un quartier : c’est aussi, nous l’avons dit, un film dont la radicalité ne fut pas saisie par le public de son temps. Projeté dans un seul cinéma, sa sortie ruina son réalisateur, qui avait investi ses deniers personnels pour porter à l’écran ce récit pionnier et engagé. En effet, son personnage principal, campé par Madeleine Robinson, se révèle être une mère célibataire, tenancière de bistro, tombée amoureuse d’un musicien noir de vingt ans son cadet. Tout le quartier se met bientôt à jaser, faisant preuve, dans une France aux prises avec les mouvements de décolonisation, d’un racisme effarant. Mais c’est surtout pour Alain, fils unique de la tenancière, que la pilule est dure à avaler. Soumis à la pression des copains, le garçonnet ne veut pas d’un « papa nègre ». Porté par une aimable morale, le film raconte, bien sûr, le passage de ce rejet à une adoration de l’enfant pour ce beau-père extraordinaire. Au-delà de la question du racisme, celles du sexisme et du désir féminin sont abordées avec modernité dans ce Rue des Cascades : parmi les clients du bistro, on trouve une vieille prostituée revenue des hommes, et pas avare en commentaires salés, ainsi qu’une épouse qui s’ennuie en ménage, et bascule dans une folle passion avec son neveu par alliance – jusqu’à être assassinée pour cela, quand son mari découvrira le pot aux roses… On l’aura compris : il y a du drame dans cette œuvre multiple et singulière, portée par la grâce de jeunes acteurs, et s’achevant dans la lumière. Sans conteste désormais : un futur classique.
Arthur Dreyfus