C’est une véritable histoire d’amour, sur fond de surréalisme, qui lie la galerie Flak aux poupées kachinas des Indiens Hopi et Zuni. En témoigne cette admirable exposition aux allures de ballet féerique, à voir de toute urgence cet hiver à Paris.
«Cette poupée hopi évoque la déesse du Maïs : dans l’encadrement crénelé de la tête, vous découvrirez les nuages sur les montagnes ; dans ce petit damier, au centre du front, l’épi ; autour, de la bouche, l’arc-en-ciel ; dans les stries verticales de la robe, la pluie descendant dans la vallée. Est-ce là, oui ou non, la poésie telle que nous continuons à l’entendre » ? s’interrogeait André Breton en 1946, dans un entretien réalisé par le journaliste Jean Duché dans la revue Le Littéraire.
Quelques décennies plus tard et vibrants d’ardeur pour la poésie surréaliste, Roland Flak et son épouse Edith succombaient à leur tour au charme insolent et poétique de ces ravissants « petits monstres » de bois, de graines et de plumes répondant au doux nom de « kachinas ». « Un jour, mon père est revenu de l’Hôtel Drouot, les yeux brillants d’excitation, avec une poupée glissée sous son bras. Et ce fut la naissance d’une passion jamais éteinte entre mes parents et ces effigies sculptées par les Indiens Hopi et Zuni de l’Arizona », se souvient ainsi Julien Flak qui a rejoint, en 2002, la galerie créée en 1990 et sise à un vol d’oiseau de l’École des Beaux-Arts de Paris. Car pour cette famille de passeurs éprise de littérature et vouant une admiration sans faille pour les peuples du Nord et la culture des Indiens d’Amérique, l’art ne saurait être vécu que comme un partage. Il suffit, pour s’en convaincre, d’écouter les propos enflammés d’Edith évoquant ce passage de Nadja d’André Breton décrivant l’échelle plongeant dans l’ombre utérine de la kiva (chambre cérémonielle des Indiens Hopi), ou bien encore son fils Julien s’extasiant sur « la dimension onirique et poétique de cet art qui touche à l’enfance, d’une fraîcheur et d’une beauté incomparable ».
Mais qui sont-elles vraiment ces singulières « poupées » multicolores au graphisme faussement fruste, raides comme des petits soldats de plomb et endimanchées comme pour un jour de fête ? Des jouets offerts aux enfants pour leur enseigner les mythes de leurs ancêtres ? Des prières visuelles pour attirer dans les cieux les nuages porteurs de pluie ? De fidèles répliques des êtres surnaturels, mi-hommes, mi-dieux, que les danseurs masqués incarnent le temps des cérémonies rituelles ?
Sculptées dans le bois tendre d’un peuplier (cottonwood) plongeant au plus profond des entrailles de la terre hopi ses racines, ces figurines incarnent, à elles seules, l’essence même de ces hommes et de ces femmes agrippés désespérément à leur univers aride de sable et de cailloux, de scorpions et de serpents, le regard implorant la course du soleil et le cycle régénérateur des saisons. Ne dressentelles pas l’inventaire de ces esprits visibles et invisibles dont il faudra se concilier les faveurs pour
assurer la cohésion et la survie de la communauté ? « Célébrations de la faune et de la flore, appels à la fertilité et à la clémence des éléments », ce sont aussi – pour reprendre les termes éclairés de Julien Flak – « le miroir de la société hopi avec ses guerriers, ses clowns et ses censeurs ».
Car, ne nous y trompons pas. Au-delà de leur séduction formelle, ces fascinantes statuettes couronnées de plumes et parées de couleurs vives ou pastel sont bel et bien les coryphées d’un drame cosmique rejoué depuis des millénaires par les Indiens des Hauts Plateaux. Il y a ainsi Palhik Mana, la jeune fille papillon dont l’extraordinaire couvre-chef en terrasse (ou « escaliers du ciel ») symbolise les nuages et le ruissellement salvateur de la pluie, tandis que ses joues striées de chevrons rouges suggèrent le motif de l’arcen-ciel et les zébrures des pluies matinales. Tout aussi élégante avec sa corolle nimbant son visage rond, la kachina Tawa, quant à elle, incarne magnifiquement l’esprit du Soleil qui rythme et régente le temps des récoltes. Le regard est bientôt happé par cette autre effigie aux prunelles dilatées figurant Mongwu, l’esprit du hibou, qui symbolise la justice et la sagesse et joue le rôle du gardien de l’ordre. Moins placide et légèrement effrayant avec ses yeux globuleux, ses cornes et sa peau sombre, surgit bientôt Tungwup, le « fouetteur noir », qui brandit habituellement son fouet fait de feuilles de yucca lors des danses rituelles. D’une stylisation parfaite avec ses longues ailes et sa plume verticale fichée au sommet de son crâne, Angwusnasomtaka ou « Mère Corbeau » impressionne davantage encore avec son visage ponctué d’un triangle noir : elle est pourtant la Mère nourricière, celle qui distribue équitablement le maïs à toute la tribu et conduit de son pas calme les processions lors du Powamu ou « Danse du Haricot ». Et pour clore joliment cette procession aux allures de féerie psychédélique, comment ne pas convoquer la silhouette facétieuse de Patung, cette kachina à tête en forme de courge qui devait tant fasciner les artistes, de Sophie Arp à Marc Chagall (qui s’est inspiré de sa silhouette pour son ballet L’Oiseau de Feu donné à New York en 1945), en passant par Anthea Hamilton (qui vient de signer une installation-performance à la Tate Gallery de Londres)…
« L’œil existe à l’état sauvage », clamait André Breton qui collectionnait à foison les poupées kachinas aux côtés de ses amis peintres et poètes, dont Max Ernst, Paul Eluard ou Marcel Duchamp. Qu’elles soient aigle, écureuil ou papillon, maïs, cactus ou haricot, ogre, clown ou chasseur, étoile filante, nimbus ou cumulus, ces « poupées célestes » aux allures de robots sont cependant bien plus que des « jouets » ou des « œuvres d’art ». Concentrés de poésie et de rêve, elles constituent l’expression bigarrée et touchante d’une âme indienne en accord perpétuel et intime avec le cosmos…
Bérénice Geoffroy-Schneiter