L’intelligence naturelle, fixée dans ses productions les plus immédiates : telle pourrait être le thème de cette exposition novatrice, née d’une collaboration inédite entre le MAMCO de Genève et la Fondation Martin Bodmer.
De nombreuses expositions ont mis en scène à Cologny des livres de valeur autour de thématiques ou d’auteurs majeurs. Aucun de ces livres n’étaient unique, par définition. Certains – nombreux – le sont devenus au fil des siècles, par accident. L’exposition Uniques innove en proposant au public une réflexion sur une forme difficile à définir sans néologisme : l’« inimprimé », selon le mot de Thierry Davilla, le commissaire principal de cette exposition. Ou plutôt l’« inédité » : carnets, éditions imprimées constellées de notes manuscrites, feuillets reliés à la hâte, cahiers bon marché, volumes de parchemins ou d’écorce d’arbre, qui ont tous pour point commun de constituer un ensemble clos et pensé comme tel, mais qui n’ont jamais été diffusés et n’ont pas été conçus pour l’être. Livres écrits pour soi-même, essentiellement, ils ont pu être – rarement – ou seront peut-être édités un jour fortuitement.
L’ensemble proposé est impressionnant : de grands noms de la littérature (Rousseau, Goethe, Proust, Mallarmé, Henri Michaux), de la philosophie (Schopenhauer) ou de la science (Isaac Newton), et, plus inhabituel, de l’art contemporain (JeanLuc Manz, Hassan Sharif, Wajdi Mouawad), du monde concentrationnaire (Róza Deák), d’Europe, d’Afrique, d’Asie, d’Amérique du sud. Un tel ensemble se prête mal aux classifications, quelles qu’elles soient. Les commissaires placent ailleurs l’unité de l’exposition. Thierry Davilla parle de « cosmographie », car c’est bien selon lui le « fond graphique qui a été actif dans la réunion des pièces ». Et c’est bien, en effet, l’extraordinaire diversité de support et de traits qui éblouira le spectateur habitué des expositions de Cologny, avant même d’en explorer le contenu. La trivialité ou la richesse du support, le soin ou la hâte du geste, la nudité ou l’effervescence iconographique évoquent des contextes divers, immédiatement saisissables ou résolument étranges. Mais plus essentielle encore, la forme singulière de chaque objet « nous rend attentifs à l’énergétique qui se dégage de chaque trace, à la puissance de figurabilité et de formulation qu’elles portent avec elles » (Th. Davilla). Si la démarche est d’abord formelle et si l’ensemble réserve de belles surprises esthétiques, une approche plus essentielle donne à saisir le jaillissement de l’intelligence humaine en des dispositions toujours singulières.
Les carnets vénitiens de Martin Bodmer semblent ternes, amorphes, éteints. La plume avance sans rupture ni rature, sans s’inscrire profondément dans la trame du papier qu’elle semble effleurer. Mais elle évoque pourtant la montée du nazisme, honni par Bodmer dès 1933, dont il analyse les causes avec une lucidité étonnante. D’année en année, il développe sa conception de
la « Weltliteratur », la littérature mondiale, qui va présider durant des décennies la constitution de sa collection. À y regarder de près, cette écriture légère, ample et régulière, qui trouve son chemin comme une rivière sereine, sans crue ni assèchement, n’est pas la moins mystérieuse, quand on sait quels objets Martin Bodmer a pu rassembler, et surtout pourquoi, en près d’un demi-siècle.
À la même époque, Henri Michaux compose un inclassable essai : Recherche d’un langage pictographique universel. Schémas anthropomorphes figurant des postures improbables, puis se métamorphosant en sigles indéchiffrables, animaux stylisés, vagues scènes de chasses, en une mise en forme aérée mais aux traits denses et fébriles sans aucun mot lisible – ou presque. Michaux cherche, pour luimême, un langage graphique universel, et ne trouve pas. « Échec. / échec. / Essais. Échecs. », écrira-t-il bientôt. Ces signes uniques gardent aujourd’hui leur mystère, mais la démarche fascine. L’œuvre stupéfiante de Frédéric Bruly Bouabré lui fait écho : personnage inclassable, mi-prophète, mi-poète, l’ivoirien cherche, lui, un alphabet universel commun à tout l’Ouest africain. Son cahier à l’apparence du livre : mise en page ouvragée, inventive et claire, renouvelée entièrement à chaque « chapitre ». Pictogrammes cabalistiques où l’on croit reconnaître de l’arménien, du grec, du sumérien – et du maya… – s’accompagnent de translittérations phonétiques et de considérations mystiques. Bouabré semble avoir trouvé. On ne sait pas vraiment quoi, mais la forme et « l’énergétique » de ses cahiers ont de quoi fasciner, et de quoi inspirer des graphistes et des anthropologues fatigués : rien de semblable, assurément, nulle part.
Universels, ces Unica ne le sont pas. Leur unicité, leur singularité montrent à quel point l’intelligence humaine en mouvement est irréductible à toute caractérisation normative. L’esprit fixé dans son déploiement par la main même qui en est habité, est un organe complexe, singulier, imprévisible, doté d’une capacité d’adaptation sans limite quand il est confronté à l’inconcevable. Déportée à BergenBelsen, torturée par la faim, Róza Deák survit en rédigeant le soir un carnet de recettes de cuisine. D’une main hantée, elle trace d’une mauvaise encre des processus culinaires sur des feuillets de fortune. Le contenu révèle qu’elle n’avait aucun savoir-faire : qu’importe, elle invente, elle crée, elle expérimente mentalement pour survivre. L’intelligence naturelle, fixée dans ses productions les plus immédiates et le plus souvent cruciales : tel pourrait être le thème de cette exposition novatrice, par-delà l’éclatante richesse graphique des supports présentés.
Frédéric Möri