Les personnages de Michal Rovner passeront au début de l’année 2019 par l’Espace Muraille à Genève pour une exposition inédite reflétant différents aspects d’un travail poétique qui se saisit du réel pour aborder certaines des questions préoccupantes de notre monde contemporain.
Des centaines de silhouettes organisées en rubans infinis. Des marcheurs qui filent sur des écrans, formant à la fois des masses anonymes et disparates, irréductibles à toute organisation. Hommes ou femmes, peu importe. De telle provenance ou de telle culture, c’est sans importance. Des suites d’êtres humains strient l’espace, souvent en noir et blanc. Organisés dans un rythme obsédant, ils n’échappent pas à l’usage récurrent de la répétition. Sans avoir d’endroit où se rendre, ils refusent pourtant de s’arrêter, comme dans Time Left (2002). Parfois plus décoratives, les animations de Michal Rovner s’envolent dans des danses qui s’enchaînent tout en évitant une narration précise : « Je ne cherche pas à raconter une histoire, je cherche à dire quelque-chose derrière l’histoire, » explique-t-elle, affirmant la nécessité de toujours partir de la réalité. « Les silhouettes que je représente pourraient être moi; elles pourraient être vous. Mais elles doivent avoir le sens de la réalité. Ces silhouettes doivent être de vraies personnes », précise encore celle qui est fascinée par le mouvement des foules. Qu’elle photographie de vrais soldats ou des figurants, ils finissent dépersonnalisés – comme n’importe quelle autre personne – à la suite du processus qui permet leur animation sur une vidéo. À tel point que l’on pourrait y voir également les fantômes de migrants qui ne seraient pas arrivés à bon port. Les corps représentés par l’artiste ne sont en effet plus que des signes qui s’apparentent à une écriture binaire numérique, à un texte infini. Un degré d’abstraction qui évite l’écueil d’une production d’images trop documentaires au profit d’une vision éthérée. C’est faire état de la présence fragile des êtres, terriblement éphémère face aux rudes conditions du monde.
Sans dénoncer explicitement une situation précise, les œuvres de Michal Rovner font du déplacement un élément cardinal. Rappelant que l’être humain a toujours été une espèce migratoire parcourant le globe terrestre, s’établissant partout où il pouvait vivre dans des conditions décentes, développant des traditions d’hospitalité pour accueillir les éventuels nouveaux venus. Les vidéos de l’artiste israélienne révèlent les facettes d’une planète en mouvement. Elles se prêtent à une chaîne d’associations possibles qui oscillent entre le poétique et le politique, ouvertes à de multiples interprétations pour exprimer un message à portée universelle. Questionnant la mémoire, l’écriture, l’identité, l’existence et le temps.
Ses pièces aussi contiennent en elles le pouvoir évocateur de problématiques plus singulières. Difficile en effet de ne pas y voir le reflet d’une certaine actualité. De ne pas admettre qu’aujourd’hui près de soixante-six millions de personnes de toutes conditions sont déplacées de force en raison de conflits, de persécutions, des conséquences du changement climatique ou d’une pauvreté endémique. Qu’elles représentent le plus important flux migratoire depuis la Seconde Guerre mondiale. Qu’elles laissent derrière elles leur maison et affrontent les dangers de la mer, des contrées étrangères et de l’inconnu en quête d’un avenir incertain. Solitaires ou en groupes, les marcheurs de Michal Rovner, qui semblent évoluer sans but, sont pourtant animés par un optimisme foncièrement humain, portés par la vie. Quoi qu’il leur en coûte. Alors, pour avancer, ils marchent.
Issue d’une famille d’origine allemande et russe, née à Tel-Aviv en 1957, récemment lauréate du prix EMET 2018, Michal Rovner se destinait d’abord à la danse avant de prendre le chemin des arts visuels en fondant avec son mari Arie Hammer la Camera Obscura, une école de photographie, vidéo et cinéma. Formée à la philosophie et au septième art, elle poursuivit son éducation artistique en tant que photographe à l’Académie Bezalel de Jérusalem. Et, dans les années quatre-vingt-dix, devint l’assistante de Robert Frank à New York, où elle passe désormais la moitié de son temps, l’autre moitié étant consacrée à Israël. C’est en 1997 qu’elle réalise sa première installation vidéo – des images d’oiseaux en vol traversent des écrans (Mutual Interest). Quelque trente mille personnages circulant indéfiniment dans le Pavillon israélien à la Biennale de Venise en 2003 (Against Order, Against Disorder) et soixante expositions plus tard, l’artiste n’est plus à présenter. Les esprits ont été profondément marqués par son langage dépouillé et ses petites silhouettes en mouvement.
Parfois l’humanité est mise sous le microscope comme dans Datazone, Culture Tables (2003) – de petits écrans circulaires installés comme dans un laboratoire présentent des formes de micro-organismes qui se créent à partir des lignes de person- nages en mouvement –; parfois un sentiment de familiarité est mêlé à de la menace, comme dans Anubis (2016) où il est impossible d’échapper aux yeux brillants de chacals, saisis par les caméras de surveillance et autres équipements militaires de capture d’images utilisés par l’artiste. Enfin, sa dernière intervention est d’envergure, récemment réalisée à Canary Wharf. Londres dessine en effet depuis 2010 un projet d’art contemporain ambitieux le long de la nouvelle ligne Elizabeth, une artère qui doit ouvrir en décembre 2018, qui partira de Heathrow et arrivera à Shenfield et Abbey Wood à l’est de la capitale. Chacune des neuf stations intra muros accueille une œuvre commissionnée par la Crossrail Art Foundation. Neuf emplacements ont été retenus pour présenter les travaux d’artistes de renommée internationale – Spencer Finch, Chantal Joffe, Darren Almond, Richard Wright et Douglas Gordon, Simon Periton, Yayoi Kusama et Conrad Shawcross –, dont le projet de Michal Rovner, qui s’appuie sur la circulation des usagers dans les différents étages de la station. L’occasion que ses installations vidéo soient appréciées désormais en continu par non moins de vingt-cinq millions de personnes par an.
Karine Tissot