À l’occasion du centenaire de la mort d’Egon Schiele, la Fondation Louis Vuitton à Paris présente une centaine d’œuvres graphiques révélant l’obsession de l’artiste pour le corps.
Egon Schiele, fils d’un chef de gare, gran- dit dans une Autriche, centre d’un empire qui se consume. Il fait ses premières armes dans une société, rongée par ses hypocrisies, une société qui tente aveuglement de faire perdurer la flamme vacillante de la monarchie en célébrant en grande pompe, l’année 1908, le soixantième anniversaire du règne de l’empereur François-Joseph. La Kunstschau est l’un des événements organisés à cette occasion, un moment fondamental dans l’histoire de l’avant-garde viennoise et dans l’apprentissage artistique de Schiele. À l’occasion de cette exposition, le jeune artiste de dix-huit ans découvre pleinement l’œuvre de Gustav Klimt qui y présente seize toiles. Il s’inspire directement d’au moins trois des tableaux du maître, notamment la Danaé, pour une œuvre éponyme. Schiele reprend du maître l’utilisation de motifs géométriques appliqués à des images figuratives bidimensionnelles et, comme lui, fait émerger visages et mains de l’ornementation colorée. Mais, alors que son aîné faisait contraster un modèle en trois dimensions avec un environnement décoratif plat, Schiele offre à l’humain une position dominante et fond la figure dans le plan. À l’horror vacui des fonds de Klimt surchargés d’ornements, il répond, par opposition, avec le vide du blanc du papier.
L’année 1910 marque un véritable tournant dans l’évolution artistique de Schiele. Alors qu’à la Kunstschau de 1908 c’était l’œuvre de Klimt qui avait retenu son attention, à celle de 1909 ce sont les portraits peints par Oscar Kokoschka qui captent son regard: des portraits où la matière est grattée par l’artiste jusqu’à la toile, une pratique qui peut-être lue comme la métaphore de la mise à nu psychologique des modèles. Il est aussi marqué par les portraits de Max Oppenheimer aux couleurs sombres et aux surfaces griffées. Les œuvres de Schiele, à la suite de ces nouvelles rencontres artistiques, vont indéniablement traduire l’influence de cette approche plastique du portrait qui conduit le regard vers une lecture psychologique. Le corps nu devient alors le thème dominant de ses aquarelles et de ses dessins. Sa ligne se précise pour représenter des corps distordus et tronqués. Son trait nerveux taille dans les chairs, démembre, prive les corps de leurs extrémités et les réduit à des morceaux de viande. Il fait saillir les protubérances des articulations, il fait jaillir les muscles et les côtes de la poitrine en figeant les mouvements comme dans un spasme. La couleur ne tolère ni limites, ni entraves: les corps bleus et violet-noir s’ exhibent comme des hématomes, les dos se déclinent dans des tons de vert et de jaune, mamelons, lèvres et organes génitaux sont d’un rouge exagérément vif. Positions, traits, couleurs deviennent l’expression de la manifestation désormais visible des émotions et des tensions intérieures.
C’est souvent son propre corps que Schiele prend pour sujet. Il multiplie les autoportraits, s’ausculte jusqu’au plus profond de son moi et de sa chair ; il sonde jusqu’aux entrailles sa psyché, la palette de ses émotions. Si les femmes, d’abord représentées tels des objets de fantasmes masculins, habillées de seuls bas et porte-jarretelles, prennent davantage d’épaisseur émotionnelle en 1911, c’est surtout dans les portraits d’hommes, ses amis, que Schiele explore et saisit les émotions qui parcourent le corps et dictent ses mouvements. Ses corps trahissent une angoisse intérieure, celle qui le taraude comme celle qui habite ses modèles et qu’il sonde si bien. L’autre est comme le miroir dans lequel se reflète l’image de son moi. Les gestes mécaniques et désarticulés, eux, rappellent le langage aussi bien de la danse moderne et de la pantomime que les comportements observés chez les pensionnaires de l’asile psychiatrique du Steinhof à Vienne.
Un retour vers davantage de tridimensionnalité s’amorce dans les nus de 1913 pour se généraliser dans les années suivantes. L’artiste rend l’épaisseur des fesses et des pommettes, il suggère la chair. Mais, ce qu’ils gagnent en relief, ces corps le perdent en expressivité émotionnelle et corporelle. La présence des modèles s’impose au regardeur comme une présence physique dépourvue de toute humanité. Debout, couchées ou assises, ces femmes robustes marquent par la rigidité de leur attitude. Avec leurs membres inanimés, leurs visages, véritables masques inexpressifs, elles nous apparaissent tels des pantins.
Avec le temps, la palette de Schiele se fait moins exubérante, la ligne prend de plus en plus le pas sur la couleur. Alors que le trait est toujours sûr mais saccadé ou volontairement irrégulier, vers 1915 le dessin devient moins acéré. En un geste ample, l’artiste trace le contour de son modèle, atténuant parlà le côté grinçant de ses images et la dureté de ses corps, sans toutefois les soustraire pour autant à son processus de déshumanisation: il néglige les traits du visage, coupe parfois les têtes pour ne représenter que torses et jambes. Le portrait, qui prend alors une place grandissante dans son œuvre marque, au contraire et de manière contemporaine, le retour à un certain humanisme. La pénétration psychologique se fait plus profonde, l’artiste cherchant à capter l’essence même et le caractère unique de son modèle afin d’en révéler le côté le plus impénétrable. Par son approche singulière du genre, Schiele parvient à exprimer un certain sentiment d’aliénation profondément enraciné et par-là, capturer magistralement l’atmosphère d’une Vienne au bord du gouffre.
Camille Lévêque-Claudet