C’était en hiver. Artpassions me demande d’interviewer Karl Lagerfeld, non pas le people mais l’artiste; non pas le couturier mais le photo- graphe. Il y a de quoi réaliser un papier qui soit une vraie rencontre pour le lecteur. Je file rue de Lille, dans le magasin KL qui vend les éditions KL qui publient les photos de KL. Le lieu est beau, les livres intéressants. J’en achète quatre, d’époques différentes : les photos parlent, je veux que le photographe raconte.
Le rendez-vous est confirmé le soir pour le lendemain en fin d’après-mi- di rue Cambon, chez Chanel. J’attends au rez-de-chaussée. L’attachée de presse ajoute : « Il ne vous recevra qu’une petite demi-heure, il a un avion pour New York dans la soirée. » Ça m’étonne. J’ai lu que le cou- turier n’aimait pas l’avion… J’hésite car une demi-heure est trop courte pour Artpassions ; les interviews nécessitent d’être creusées et que ce fut avec Pierre Soulage, Jean-Jacques Aillagon, Frédéric Mitterrand, Ernst Beyeler, Marc Restellini et tant d’autres, cela mérite deux bonnes heures d’entretien. Que faire ? Rester ? Reporter ? « Monsieur Lagerfeld vous attend ».
J’emprunte l’escalier mythique où Coco Chanel se laissait prendre en photo noir et blanc, au grain surprenant. À l’étage, j’entre dans un vaste bureau que partagent quatre lourdes tables de ferme. À gauche, le Maître est là, impérial, tout de suite fascinant, affable et pressé. Une femme est penchée sur lui et lui montre un document qu’il ap- prouve silencieusement de la tête. Je sors les livres. « Vous connaissez cette collection » me demande-t-il étonné. « Je viens vous parler de cela… » Sa voix grave au débit rapide comme une mitraillette, conti- nue Vous voulez l’interview en allemand, en anglais ou en français ? – En français. – Alors, vous pouvez commencer… » J’ouvre un livre sur une photo obscure d’Henri IV à cheval. « Quelle heure est-il quand vous prenez cette photo » ? Il regarde longuement et considère les post-it que j’ai placés ici et là dans ses livres.
Nous n’ouvrirons pas la porte du name dropping si facile, nous entrons dans ses références, ses maîtres en photographie (Helmut Newton, Alfred Stieglitz, Tina Modotti, Robert Demachy, Paul Citroën et Man Ray bien sûr). Nous tournons les pages. Il parle de l’immédiateté, de l’avenir qui compte plus que le passé. Il y a une magie, un charme, à l’entendre, à le laisser aller dans ses digressions que je garderai ou pas pour le papier ; elles sont nécessaires à une compréhension de lui-même. Les lunettes noires ? – « ça me permet de dormir en réunion ou d’enregistrer les détails ; je suis une caisse enregistreuse ». Les projets ? « En France, vous proposez un, deux, trois projets… On vous demande un plan B. Mais il n’y a pas de plan B : il y a un projet, c’est tout ! Sinon, il est dévalué par les autres. Celui qui décide, c’est l’artiste, c’est tout ! J’ai un projet, LE projet ». L’heure tourne. Il est temps d’aller au fond : l’émotion ? « Elle m’est naturelle. Il ne s’agit pas de transmettre quoi que ce soit ni d’éviter de partir en vrille, mais d’une discipline personnelle pour laquelle je ne me pose pas de question ».
Nous nous quittons tardivement. Quelques jours plus tard, je lui adresse l’interview rédigée pour qu’il la corrige, la valide. Son attachée de presse me répond : « Monsieur Lagerfeld vous fait confiance. » La liberté jusqu’au bout.
Christophe Mory